Projet d’accompagnement des consommations d’alcool en CAARUD

En 2018, le CAARUD Planterose a mis en place un « Projet d’accompagnement des consommations d’alcool ». Il visait à modifier le règlement intérieur de ce Centre d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues (CAARUD), situé à Bordeaux, afin d’autoriser la consommation d’alcool aux abords et au centre durant les temps d’accueil du CAARUD.

Le projet visait à réduire les impacts de consommations massives tant sur le plan psychique que somatique, à apaiser l’accueil, à diminuer les nuisances, tensions et conflits avec le voisinage et renforcer la capacité d’action de l’équipe professionnelle, en leur permettant de retrouver une posture et capacité d’alliance avec les usagers en phase avec les missions du CAARUD et les valeurs de la réduction des risques. La configuration spatiale du CAARUD Planterose, qui dispose d’un espace intermédiaire couvert et meublé entre la rue et ses locaux appelé le SAS, a permis aux professionnels d’expérimenter et de mettre en place progressivement cet accueil autorisant l’alcool au sein de la structure.

15/12/2022

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Barc Pierre
Chef de service
p.barc@ceid-addiction.com

Membres de l’équipe du CAARUD
Bertrand Michèle, assistante sociale, Bonnérat Amélie , éducatrice spécialisée, Bousquet Thibault , éducateur spécialisé, Yahiaoui Samy, cadre infirmier, et Pichet Sandrine, en formation.
planterose@ceid-addiction.com

Présentation de l’intervention

Présentation de la structure

Le Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues (CAARUD) se situe 16 rue Planterose, dans le centre de Bordeaux à proximité de la Basilique Saint-Michel. Le CAARUD est un lieu d’accueil, d’orientation et d’accès aux soins s’adressant à toute personne majeure et consommant des produits psychoactifs, licites ou illicites. Le centre Planterose officie également le matin comme Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA). Ses activités principales sont la délivrance de traitements de substitution auprès d’usagers de drogue (méthadone notamment) et l’accès à des soins infirmiers, des soins médicaux et des accompagnements (dont sociaux) pour les personnes en démarche de soins.

L’équipe du CAARUD est composée d’une directrice, d’un chef de service, de plusieurs éducateurs spécialisés ainsi que d’un cadre infirmier, d’une équipe infirmière, d’une animatrice, d’une médiatrice de santé-pair et d’une assistance sociale. L’accueil est ouvert du lundi au vendredi, les après-midis. Entre 20 à 60 personnes fréquentent le CAARUD sur une plage d’accueil de 3h, pour une file active annuelle d’environ 1000 personnes. Différents services sont accessibles aux usagers du CAARUD (douches, lessive, etc.).

Le centre est géré par le CEID Addictions[1] (Comité d’Étude et d’Information sur la Drogue et les Addictions), association gérant en Nouvelle-Aquitaine (Gironde, Dordogne, Pyrénées-Atlantiques) : 3 autres CAARUD, plusieurs CSAPA ambulatoires et résidentiels, une Consultation Jeunes Consommateurs (CJC) – le CAAN’abus, différents programmes de réduction des risques (RDR), comme le Hangover Café[2], des programmes destinés à l’insertion, aux personnes prostituées, etc.

Caractéristiques principales des usagers du CAARUD

L’accueil au CAARUD est universel, toutefois le public qui fréquente le site présente des caractéristiques communes : il est majoritairement masculin (75%), jeune et en situation de grande précarité (part très importante de personnes vivant à la rue, de jeunes en errance et de personnes issus de pays de l’Est). Il correspond au public cible des CAARUD, à savoir des usagers de drogue actifs, non engagés dans une démarche de soins et que les pratiques de consommation exposent à des risques. Entre 70% (donnée issue de l’enquête TREND/SINTES[3]) et 90% (appréciation de l’équipe) des usagers consomment de l’alcool, en plus d’autres consommations. Seuls quelques usagers du CAARUD ne sont consommateurs « que » d’alcool, de cannabis et/ou de tabac. En règle générale, selon l’équipe, ils « ont un passif d’autres consommations ». Les données présentées dans le rapport d’activité font également état d’une « grande fréquence de comorbidités psychiatriques »[4] chez les usagers fréquentant le centre, et de risques sanitaires spécifiques accrus chez ce public (comorbidités pathologies infectieuses, etc.). Le profil des usagers du CAARUD présente une caractéristique homogène : celle d’un environnement de référence et de conditions de vie marqués par une grande précarité, différent du grand public.

Contexte du projet

Jusqu’en 2018, le règlement intérieur du CAARUD interdisait la consommation d’alcool au sein et aux abords du CAARUD, alors que le public fréquentant le CAARUD s’alcoolisait à proximité immédiate. La mise en place d’un projet autour de l’accompagnement des consommations d’alcool au CAARUD résulte d’un triple contexte :

  • de nombreuses tensions internes au CAARUD (entre usagers, entre usagers et professionnels et au sein de l’équipe) et avec l’extérieur (riverains notamment) liées aux alcoolisations des usagers durant l’accueil,
  • une crise de sens au niveau des professionnels qui interviennent sur le temps de l’accueil, qui se trouvaient en difficulté pour intervenir au sujet des consommations d’alcool,
  • l’identifications de risques sanitaires et sociaux liés aux consommations d’alcool pour le public du CAARUD non pris en charges.

La question du statut de l’alcool durant les temps d’accueil s’intégrait dans un ensemble plus large de réflexions sur les conditions d’accès du CAARUD et la recherche d’un apaisement des temps d’accueil pour améliorer la prise en charge des usagers.

Objectifs

Les objectifs du projet étaient de :

  • Changer de paradigme vis-à-vis de l’alcool, en passant de l’interdiction à l’accompagnement de la personne et de sa consommation.
  • Réduire les nuisances auprès des riverains (sonores, visuelles, agressivité, incivilités récurrentes…).
  • Diminuer le sentiment d’impuissance des professionnels face à la prise en charge des consommations d’alcool, renforcer leurs capacités d’accompagnement et diminuer les tensions entre les usagers et l’équipe.
  • D’améliorer l’accompagnement des usagers et de réduire les risques et les dommages (somatiques et psychiques) liés aux consommations d’alcool.

Le projet visait ainsi à lever des freins à l’accompagnement des consommateurs d’alcool en CAARUD, en levant notamment l’interdit de consommer durant le temps de l’accueil. Il s’inscrit dans une logique de réduction des risques liés à l’alcool (RDRA) à plusieurs titres :

  • en permettant aux équipes de travailler avec les usagers sur le produit alcool dans une approche « RDRA »
  • en visant à réduire les risques liés aux surconsommations d’alcool durant les temps d’ouverture de l’accueil auprès des usagers fréquentant le CAARUD.
  • plus globalement, en renforçant les capacités d’action de l’équipe pour contribuer à réduire les risques et les dommages (somatiques et psychiques) liés aux consommations d’alcool

Calendrier

2017 | Amorce des réflexions internes en équipe et réunion du Conseil Vie Sociale (CVS) dédiée au futur projet

Avril 2018 | Validation du projet par la direction du CEID et l’Agence Régionale de Santé Nouvelle-Aquitaine

Printemps 2018 | Lancement du projet avec la mise en place de l’accueil autorisant la consommation d’alcool dans le SAS.

Principaux acteurs et partenaires

Le CAARUD travaille avec un réseau partenarial à Bordeaux pour l’accompagnement et l’orientation des usagers (hôpitaux, dispositifs de droit commun ou spécialisés), dont notamment le Centre Maurice Serisé, qui est un CSAPA géré par le CEID.

Pour le projet « Alimentation » mis en place par le CAARUD, qui a de nombreux liens avec celui alcool, le CAARUD a pour partenaire la Banque Alimentaire.

Principaux éléments saillants

Élaboration du projet

Jusqu’en 2018, la consommation d’alcool était interdite au sein de tous les espaces du CAARUD (c’est-à-dire dans les locaux, comme dans les bureaux, comme dans l’espace semi-extérieur du SAS), ainsi qu’aux abords immédiats du CAARUD. Le tabac était lui toléré dans le SAS. Ces règles de fonctionnement étaient sources de tensions.

Les éducateurs spécialisés qui assuraient les temps d’accueil avaient la responsabilité de contrôler que les usagers se pliaient aux règles établies. Ceci plaçait les professionnels dans une posture inconfortable et décriée par l’équipe, à savoir devoir assurer un « flicage » des usagers, qui selon les professionnels, nuisait à la qualité de la relation avec les usagers (voir encadré). Les usagers rapportaient eux des sentiments négatifs, comme d’être « chassés » du CAARUD en raison de leurs consommations d’alcool qui se poursuivaient malgré tout et d’être « saoulés » par les interactions quotidiennes de rappel à l’ordre.

« Fliquer » la consommation

Un obstacle à son accompagnement et à une posture de RDR

Les termes employés par les professionnels pour décrire la situation en 2018 au CAARUD sont forts et dénotent bien une situation de blocage. Quand ils font le récit de leur expérience, ils évoquent « la guerre [qui était] faite aux usagers » et se rappellent la violence (verbale et symbolique) de certaines interactions du quotidien pour faire respecter les consignes et la discipline (comme de leur demander de ne pas rester devant le CAARUD mais d’aller « derrière la poubelle »). Ils pointent aussi l’absurdité et l’inefficacité de la situation :

« C’est quand même le comble, pour un centre d’addictologie, de pas prendre en charge la consommation d’alcool. Même si on la prend en charge, bien sûr, avec les médecins sur des entretiens informels ; mais là, c’est vrai qu’on avait l’impression de zapper cette consommation ».
Samy Yahiaoui, infirmier

« C’est comme si on cherchait à ne pas voir. Parce qu’en fait, on savait tous pertinemment que ces gens avaient besoin de boire, qu’ils ne pouvaient pas rester trois heures sans boire, ni même une heure : ils en avaient besoin physiquement et psychiquement… On l’acceptait sans l’accepter. »
Amélie Bonnérat, éducatrice spécialisée 

Le « flicage », pour reprendre leur terme, les mettait en porte à faux vis-à-vis des usagers et entravait la possibilité d’une alliance avec l’usager: une même personne, un éducateur spécialisé ou tout autre intervenant de l’accueil, devait dans le même temps avoir une posture de discipline et d’accompagnement, pour un produit que les personnes cherchaient à consommer. Pour P. Barc, chef de service du CAARUD, il était « impossible de tenir les deux rôles [de flic et de soignant] auprès d’un usager, car on ne peut pas engueuler quelqu’un sur ses pratiques puis immédiatement après être dans l’accueil de son récit, sur ses difficultés, sur sa consommation », ou de faire des orientations en interne, d’amener du soin et de la réduction des risques. C’est pourquoi, rétrospectivement, il qualifie ce mode de fonctionnement de « non-sens », car faire la discipline détournait les éducateurs et les professionnels de l’accueil des missions premières du CAARUD. Dans le document rédigé au moment de l’élaboration du projet, ce constat était déjà posé : « La chasse continue aux consommations dans et aux alentours du centre créer un sentiment d’essoufflement pour les professionnels, il y a un sentiment de perte de temps et de passer à côté d’une alliance thérapeutique» (extrait de l’argumentaire du projet).

De plus, confrontés à l’interdiction de consommer in situ, les usagers avaient tendance à se regrouper durant les plages d’ouverture à une distance raisonnable du CAARUD. Les services offerts dans le CAARUD étant alors accessibles sur réservation, les usagers se retrouvaient à graviter aux alentours du CAARUD dès 14h, pour être sûrs de pouvoir s’inscrire au planning, puis s’éloignaient pour patienter en consommant de l’alcool dans l’attente de leur créneau, se regroupaient à plusieurs usagers, revenaient au CAARUD bénéficier d’une prestation, retournaient rejoindre le groupe dehors, etc. Ces règles de fonctionnement avaient ainsi en plus tendance à majorer des comportements d’alcoolisation rapide à l’extérieur du CAARUD, quand venait l’heure d’entrer dans les locaux, ce qui produisaient des effets indésirables in et hors CAARUD. L’ « attroupement » des usagers dans la rue à proximité du CAARUD générait des nuisances dans la rue et des conflits avec le voisinage : nuisances en termes de bruit, d’incivilités récurrentes, de déchets sur l’espace public, etc. En raison de ces tensions, de plus en plus fortes avec la gentrification du quartier Capucins-Victoire, l’équipe du CAARUD avait même été sollicitée par les services de la municipalité (équipes du Développement Social Urbain) pour proposer des solutions pour améliorer la situation. L’analyse des fiches incidents du CAARUD confirmait que les troubles durant les temps d’accueil étaient principalement causés par les personnes alcoolisées (troubles dans le CAARUD comme à l’extérieur).

D’autres expériences pour modèle

La rencontre par certains membres de l’équipe en 2017 de professionnels exerçant dans d’autres structures au fonctionnement différent suscite des réflexions. S. Yahiaoui et T. Bousquet se rappellent avoir rencontré lors d’une formation AERLI des collègues de CAARUD expérimentant déjà un accueil durant lequel la consommation était autorisée et supervisée. Le directeur du CAARUD AXESS[5] a été invité à venir présenter ce qui était mis en place dans sa structure. C’est donc face aux difficultés présentées ci-dessus, à la crise de sens pour les professionnels du fonctionnement de l’accueil et au regard d’exemples d’autres expériences présentées comme réussies, que des réflexions ont débuté, d’abord au sein de l’équipe puis très vite en associant les usagers du CAARUD.

Plusieurs réunions d’équipe ont eu pour thème spécifique la mise en place et le fonctionnement de ce projet (comment le mettre en place, le faire vivre, les freins rencontrés…). Presque toutes les modalités possibles ont fait l’objet de discussions : sur les espaces où autoriser, sur les types d’alcool et les modes de consommation autorisés (verres ), sur les stratégies de mesure de l’alcoolémie, … Ces temps d’échanges préalables ont permis à différentes approches de se confronter : celle des éducateurs spécialisés – qui portaient les enjeux de gestion du groupe et de contrôle du collectif, celle de l’équipe médiale qui a fait valoir les besoins des consommateurs très gros consommateurs d’alcool et l’état des connaissances sur ces besoins, etc.

En confrontant le récit des personnes qui ont contribué à cette capitalisation aux comptes-rendus de la consultation des usagers du CAARUD (réunion du conseil de vie sociale (CVS) avec pour thème l’accompagnement à la consommation d’alcool, tableau d’affichage sur lequel l’expression des usagers était sollicitée sur ce nouveau projet), on voit qu’il y avait alors une grande convergence entre professionnels et usagers. Ils partageaient les mêmes inquiétudes, qui touchaient à la crainte de « débordements » au CAARUD dus à des alcoolisations excessives. Ces inquiétudes s’exprimaient aussi de part et d’autre par la demande de mise en place de mécanismes de contrôle : contrôler le type ou la quantité d’alcool autorisés, restreindre l’autorisation au SAS, demande des usagers que ce soit l’équipe qui gère l’accès aux consommations des usagers, etc. Par ailleurs, usagers et professionnels identifiaient aussi les mêmes bénéfices potentiels d’une évolution du cadre : limitation des conflits avec les voisins, diminution de la stigmatisation des usagers par les riverains, amélioration de l’accueil, etc.

Mise en place du projet

Le projet construit et validé au niveau associatif par le Conseil d’administration du CEID en 2018 s’intitulait « Projet d’accompagnement des consommations d’alcool ». Le CAARUD a été la première structure du CEID à mettre en place un projet sur cette thématique. Les principaux arguments avancés pour justifier sa mise en œuvre portaient sur : le renforcement visé des missions de RDR du CAARUD, l’«intégration de l’accompagnement des consommations [d’alcool] pour agir comme avec les produits illicites sur ce produit, en accord avec les missions des CAARUD », ne pas détourner l’équipe de ses missions en la mobilisant sur la gestion du respect de l’interdit.

L’équipe a eu la volonté de mettre en place progressivement une nouvelle organisation. La configuration spatiale du CAARUD, avec son SAS, a permis de faire évoluer les règles étape par étape, en bénéficiant de cet espace intermédiaire pour mettre en place des règles différenciées. Le projet a consisté :

  • tout d’abord à mettre en place le changement du règlement intérieur du CAARUD pour autoriser la consommation d’alcool au sein du SAS
  • puis de nouvelles activités, portées par l’équipe pour « incarner la RDRA » durant les temps d’accueil.

La RDRA mise en œuvre au CAARUD Planterose

Le projet porté par le CAARUD concernait en premier lieu la mise en place d’un nouveau cadre de l’accueil au CAARUD, et donc une proposition de réduction des risques liées à l’alcool (RDRA) « collective ». Il vise ainsi d’abord à accueillir un public qui s’alcoolise durant les temps d’accueil collectif en respectant les valeurs et les principes de la RDR.

Au niveau de la structure : cadre et outils

En 2021, le dispositif d’accueil mis en place est le suivant :

  • la consommation d’alcool est autorisée dans le SAS, exclusivement.
  • un frigo est accessible dans les locaux au RDC, pour y entreposer les boissons qu’apportent les usagers (non obligatoire).
  • des verres sont mis à disposition des usagers, mais leur usage n’est pas obligatoire. Seule la consommation à la bouteille (en verre) est interdite, en raison d’un risque possible d’utilisation des bouteilles dans le cadre de bagarres : se servir d’un verre pour en consommer le contenu est imposé.
  • des boissons non alcoolisées, du café comme des boissons fraiches, et de la nourriture (collations) peuvent être distribuées.
  • aucun alcool ne peut être stocké dans la structure en dehors de l’accueil.
  • certains professionnels tolèrent que les usagers se rendent avec leurs boissons à leurs rendez-vous dans les bureaux (principe validé en équipe).
Schéma 1. Plan du CAARUD

D’autres règles et/ou outils ont été envisagées par l’équipe, parfois expérimentées, et finalement abandonnées :

  • Plusieurs propositions qui visaient à faire prendre conscience aux usagers de leur niveau de consommation, inspirées des pratiques de RDR en milieu festif, comme la distribution d’éthylotests, ont été envisagées mais n’ont pas été mises en place car, en fait, inadaptées au public et aux quantités consommées.
  • Par ailleurs, parmi les pistes initialement imaginées qui visaient à contrôler le niveau de consommation durant le temps de l’accueil (quantité bue), beaucoup se sont trouvées trop complexes à réaliser et « finalement ça ne s’est pas fait » : aucune supervision des consommations n’a été instaurée. L’argument et la préoccupation principale de l’équipe était de ne pas stigmatiser les usagers, de « les enfermer dans une étiquette d’alcoolo », ce qu’aurait renforcé un suivi de qui boit et combien.

Le déploiement du projet a donc fait place à de nombreux ajustements par rapport aux premières propositions de l’équipe, permettant ainsi de mieux s’adapter aux besoins des usagers. La mise en place progressive du cadre a permis, au fil des mois, à l’équipe de se défaire des propositions qui, in fine, ne correspondait pas aux besoins des usagers.

Un enjeu très fort pour l’équipe était de faire apparaître le CAARUD comme un cadre thérapeutique, c’est-à-dire rendre visible qu’il ne s’agit pas d’une zone de laisser-faire et que l’équipe, dans cet espace, aborde et accompagne les consommations d’alcool avec pour objectif la RDR.

Photo 1. Vue du SAS depuis les locaux du CAARUD (rdc)

Plusieurs propositions initiales visaient ainsi à différencier le cadre de consommation au CAARUD de celui à la rue. « Au départ, on voulait insister sur l’utilisation des verres pour éviter qu’ils aient toujours cette image de la canette à la main, pour leur montrer qu’ici, on n’est pas à la rue mais dans une structure, que donc tu peux consommer, mais que tu consommes différemment …. Mais au final, ça n’a pas marché.» se rappelle S. Yahiaoui. Aujourd’hui, le CAARUD se démarque d’autres cadres de consommations principalement par l’intervention de l’équipe à travers des propositions faites systématiquement durant les temps d’accueil aux usagers : proposer de fractionner la consommation d’alcool (en s’appuyant par exemple sur le frigo et un service au verre), proposer des boissons non alcoolisées (jus, sirops, etc.), faire des rappels sur l’importance de l’hydratation, etc.

Stratégies : un projet qui s’inscrit dans une refonte plus globale de l’accueil

Le projet « alcool » s’est inscrit dans un ensemble de réflexions sur l’évolution et l’amélioration de l’accueil au CAARUD, qui incluait notamment un second projet appelé « alimentation », très en lien avec le premier. Jusqu’en 2017, il n’y avait aucune offre d’alimentation, le CAARUD n’ayant pas de service de repas. Les choses ont commencé par la proposition de gâteaux, en plus du café. Le projet a pris de l’ampleur et a abouti à la distribution de collations, chaudes (soupes, toasts, etc.) ou froides (smoothies) selon la saison, en partenariat avec la Banque Alimentaire.

Désormais, les éducateurs ont « le réflexe de sortir dans le sas avec un cruche d’orangeade et un pichet de soupe et de faire une tournée et de proposer à boire autre chose [que de l’alcool] » selon Amélie Bonnérat, éducatrice spécialisée. Grâce au projet « alimentation », ils peuvent désormais renforcer des comportements protecteurs vis -à -vis de l’alcool et minimiser les effets des alcoolisations durant le temps de l’accueil.

D’autres changements ont eu lieu, avec pour but commun comment apaiser l’accueil. Les règles d’inscription pour les prestations ont été revues par exemple, permettant plus de souplesse et moins de contraintes pour les usagers. C’est ainsi différents leviers pour faire diminuer le niveau de stress durant le temps de l’accueil et renforcer les capacités d’action et la posture de l’équipe.

« Finalement, [la RDRA] n’est pas vraiment un projet : cela s’intègre dans une philosophie de l’accueil. Et quand je dis « accueil », ça comprend aussi la RDR Alcool. Plus on en parle et plus j’ai l’impression que ça se confond. C’est une part intégrante de l’accueil, au final : c’est l’ADN de ce qu’on peut proposer. »

Samy Yahiaoui, infirmier 

Pratiques et postures professionnelles : un accompagnement renouvelé au niveau individuel

C’est tout d’abord durant l’accueil collectif que l’équipe, en adoptant une posture différente vis-à-vis de l’alcool, en accord avec les valeurs de la RDR, qu’il devient possible de nouer de meilleures relations individuelles avec les usagers. La posture RDR et RDRA se manifeste ainsi « tout au long de la prise en charge », sans qu’elle ne donne lieu à un accompagnement individuel formel (c’est-à-dire sous forme d’entretiens en bureau, qui inclurait l’établissement d’objectifs personnalisés de modification de la consommation et/ou de modification de dommages liés à la consommation d’alcool). Dans le cadre de ces conversations informelles, les professionnels peuvent plus facilement aborder avec un usager la question de sa consommation d’alcool: où il en est, de faire le point avec lui et repérer si sa consommation entraine des effets négatifs (somatiques, cognitifs, judiciaires, sociaux…) ou l’interroger si on constate un comportement de consommation inhabituel, voire lui prodiguer des conseils. Il est aussi désormais plus facile de lui proposer un bilan avec l’infirmier, ou un Fibroscan, de lui parler de la consultation de l’hépatologue ou de lui proposer un entretien « alcool ». Ces propositions ne se font pas au premier contact, ni dans des temps dédiés prévus à l’avance, mais « par petites touches », et pas systématiquement.

Des accompagnements individuels de RDRA sont également possibles au CAARUD, deux professionnels ayant été formés en 2020 à la méthode IACA, portée par l’association Santé ![6]. Michèle Bertrand, assistance sociale au CAARUD, aborde « plus facilement » le sujet de l’alcool et de ses impacts dans un suivi avec un usager et peut proposer de centrer un suivi sur un accompagnement individuel RDRA. La formation lui a permis de mieux savoir « comment aborder le sujet, que proposer [aux usagers reçus], comment évaluer avec eux s’ils ont envie ou pas de travailler cette question-là et comment faire ». A ce jour (2021), seuls quelques accompagnements individuels ont été enclenchés. Ils ont découlé de demandes initiales de soin, souvent une demande de cure de sevrage.

Dans le cadre d’accompagnements RDRA, la première étape va consister à travailler avec l’usager pour éventuellement reformuler sa demande, en établissant des objectifs de résolution de problèmes et/ou de modification de sa consommation. De plus, elle a fait le choix d’accepter les consommations d’alcool pendant ses entretiens : « accepter la consommation même pendant l’entretien, parce qu’elle est utile pour eux, ça aplanit la tension et puis ça libère la parole aussi, je ne suis pas une autorité, il n’y a pas de jugement, ça aide ».

Principaux enseignements

Résultats observés

Les 3 principaux bénéfices rapportés par les professionnels à l’issue de la mise en place de ce projet sont :

  1. un « apaisement de l’accueil » : cela se traduit objectivement par une diminution des incidents relevés dans les fiches dédiées et également par une diminution des tensions perçues. Notamment entre usagers, il y a une bonne cohabitation des différents groupes dans le SAS, et ce sans heurts alors que des frictions entre le groupe des « alcoolos » et celui des « toxicos » pouvaient être à craindre selon l’équipe. En règle générale, il n’a pas de phénomènes d’alcoolisation massive observés durant le temps de l’accueil, ni de comportements excessifs ou « débordants ».
  2. l’amélioration des relations avec le voisinage, en raison de la diminution de la consommation sur la voie publique durant les temps d’accueil, donc de la présence des usagers dans la rue et des cas d’ébriété sur la voie publique. Ce qui contribue aussi à une déstigmatisation des usagers dans ce voisinage.
  3. l’amélioration des conditions de travail pour les professionnels et le « rapprochement des usagers et de la structure », et « pas que sur le plan physique », selon les éducateurs spécialisés qui ont témoigné.

Effets pour les professionnels 

Pour les professionnels interrogés dans le cadre de cette capitalisation, le projet « change le rapport aux usagers ». Dans ce nouveau cadre de travail, plus confortable, le travail relationnel avec les usagers n’est plus parasité par l’obligation de faire faire respecter l’interdit de consommer de l’alcool, ce qui renforce les possibilités d’alliance et la qualité de la relation de confiance qu’ils cherchent à nouer avec eux. Ils ont ainsi le sentiment de mieux respecter les personnes, la possibilité de développer une relation « plus authentique » avec eux et elles (T. Bousquet), etc.

Ce nouveau cadre est aussi porteur de sens pour l’équipe, qui témoigne retrouver le sens des missions premières du CAARUD et être davantage « en accord » avec le sens de leur métier. Il leur permet aussi de mieux remplir les missions d’accueil inconditionnel du CAARUD et de dispositif de mise à l’abri pour les personnes, même alors qu’elles s’alcoolisent, sans autre objectif que de les accueillir et leur permettre « s’ils en ont envie, aussi d’être là et de se poser tranquilles, sans qu’on leur propose un accompagnement ou autre ».

Enfin, leurs pratiques évoluent et leur répertoire d’interventions s’enrichit. « Il y a des choses qui se jouent maintenant qu’on a autorisé la consommation d’alcool, qu’on ne se permettait pas ou qu’on ne pouvait pas faire avant », rapporte P. Barc, citant la possibilité de conseiller les usagers in situ vis-à-vis de leur consommation ou leur état d’alcoolémie ou la plus grande facilité à proposer des premiers actes d’accompagnement d’un usager comme l’accès aux outils de dépistage comme le Fibroscan plutôt que de proposer une orientation à l’extérieur.

Impacts pour les usagers 

En 2021, à la date de la capitalisation[7], il n’existait pas de données permettant de quantifier une éventuelle augmentation du nombre d’accompagnements spécifiquement sur l’alcool vers le soin, ni de données plus qualitatives sur les parcours soins et de vie des usagers du CAARUD. Toutefois, l’équipe a rapporté plusieurs effets observés chez les usagers du CAARUD, au niveau du collectif :

  • un « changement d’état d’esprit » dans lequel ils et elles fréquentent le lieu depuis la mise en place de nouvelles règles de l’accueil : les mesures prises ont bien permis de faire baisser un niveau de contrainte ressentie par les usagers (vis-à-vis de l’alcool, mais aussi de l’accès aux services, etc.).
  • le nouveau cadre « déstressé » de l’accueil permettrait de réduire le besoin de consommer des usagers durant le temps de l’accueil, agissant sur un des leviers de la suralcoolisation (réponse au stress).
  • les professionnels témoignent du sentiment que leur expriment les usagers d’être mieux acceptés, tels qu’ils sont, sans honte, ce que certains professionnels qualifient de sentiment d’être « réhumanisés » alors que dans leur expérience à la rue, ils sont déshumanisés.

Un effet adverse possible avait interrogé l’équipe : l’autorisation de consommer étant limitée au SAS, les usagers allaient-ils se détourner des espaces intérieurs du CAARUD ? De facto, le SAS est l’espace préféré des usagers pour « se poser » et était déjà privilégié par les usagers parce que la consommation de tabac y était autorisée (frein principal selon l’équipe, à ce que certains usagers investissent plus les locaux du rez-de-chaussée). Cette situation s’est simplement poursuivie et renforcée avec l’évolution du règlement -à-vis de l’alcool. Cela ne prive pas les usagers d’un accès aux services du CAARUD puisque les équipes viennent à leur rencontre dans le SAS.

Enseignements à partager 

« A un moment, on réfléchissait à comment faire un truc « vraiment » RDR avec l’alcool, alors que le fait d’avoir passé le cap de {les] voir consommer et de pouvoir en discuter avec [eux], voir ce qu’il se passe, c’est quand même déjà, je trouvais, un sacré pas en quelque sorte, de RDR « pure ». »

Thibault Bousquet, éducateur spécialisé

« La base, c’est que la RDR Alcool, ça permet de vraiment accueillir les gens. Et du coup, ça permet tout le reste. Mais peut-être qu’il y a effectivement d’autres choses à faire en plus. »

Amélie Bonnérat, éducatrice spécialisée

« Par exemple, la semaine dernière, [les éducateurs spécialisés] ont fait une partie de Yams avec un usager, qui était quand même … bien bourré. Il faisait des blagues, il était très joyeux, il aurait pu continuer à boire. Au lieu de ça, ils ont fait une partie de Yams sur toute l’après-midi. Et ils ont pu discuter avec lui et lui n’a pas continué à boire. Mais donc, est-ce que jouer au Yams, ce n’est pas déjà de la RDR Alcool ? »

Samy Yahiaoui, infirmier

L’élaboration du projet en équipe a conduit à de nombreux échanges sur les pratiques mises en place et sur la façon dont elles contribuaient ou pas à instaurer une approche RDRA au CAARUD. Cela conduit l’équipe à analyser certaines pratiques et activités « banales » et les mettre en lien avec la posture recherchée de RDR. De ces réflexions, l’équipe tire les conclusions suivantes :

  • proposer un accueil où la consommation d’alcool est autorisée, « c’est delà de la RDR », car cela renforce les missions d’accueil inconditionnel d’un CAARUD, cela permet d’offrir à des usagers un espace de pause adapté à leurs besoins, cela permet d’offrir dans cet espace un cadre différent de la rue, plus protecteur – ce qui protège aussi les usagers d’un besoin de consommer.
  • ainsi, avant même toute démarche volontaire d’un usager pour prendre en charge sa consommation d’alcool, le CAARUD offre un espace où la modification de ses consommations devient possible et où « quelque chose de sa relation à l’alcool » peut s’apaiser en même temps que d’autres tensions liées à la précarité de leurs conditions de vie s’apaisent le temps de l’accueil. L’apaisement des tensions psychiques est en soi l’atteinte d’un objectif RDR pour le CAARUD et participe de l’objectif de sécuriser la consommation d’alcool.
  • les règles mises en place durant le temps de l’accueil permettent de viser à réduire les consommations et les risques d’ébriété ou de suralcoolisation durant ce temps, comme fractionner la consommation.
  • l’approche développée au CAARUD permet d’incorporer des éléments d’une approche plus médicalisée de la RDR (risques sanitaires liés à la consommation d’alcool) : repérage des conséquences sanitaires liées à l’alcool grâce aux outils de dépistages, etc.

Ainsi, l’incorporation de l’approche de la RDRA au CAARUD Planterose se définit par plusieurs niveaux articulés :

  • tout d’abord, permettre aux professionnels d’adopter une posture de RDR vis-à-vis de l’alcool dans leurs interventions (animation du collectif, discussion avec les usagers), en les dégageant de l’obligation de contrôler l’interdit de consommation du produit.
  • ensuite, repenser l’animation et les outils de l’accueil collectif au CAARUD, afin de viser à réduire les risques liés aux comportements d’alcoolisation durant l’accueil (donner des conseils de RDR « à chaud », face à un usage, gérer les effets d’une suralcoolisation manifeste, …). Sans viser pour autant que ce temps d’accueil soit systématiquement un temps éducatif autour des risques encourus par les usagers.
  • enfin, renforcer les compétences de l’équipe et renforcer les propositions d’accompagnement individuel d’usagers (au CAARUD et au sein CSAPA également) pour travailler sur leur consommation d’alcool . Ce niveau est en train d’être développé.

Freins et leviers : enseignements sur la conduite du projet

Le projet construit par l’équipe à travers la pratique et l’échange avec les usagers diffère de celui initialement déposé en 2018. Plusieurs leviers ont contribué à la réussite de sa mise en œuvre, dont l’existence du SAS qui a permis d’assurer une fonction d’espace intermédiaire voué à perdurer au-delà d’une phase d’expérimentation. Ces différents leviers sont récapitulés ci-dessous.

Schéma 2. Leviers identifiés pour la mise en place de l’accueil RDRA au CAARUD

Pour P. Barc, chef de service, l’élaboration en équipe tout au long du projet est un levier fondamental, qui n’a fonctionné que parce que l’équipe a eu le temps de monter en confiance et en compétences, ce qui lui a permis d’évoluer et de gagner en sérénité.

Enfin, l’approche de RDRA s’inscrit dans une révision globale du cadre de l’accueil, qui inclut l’ensemble des missions du CAARUD (tout produits, approche globale). Les éducateurs rappellent qu’à ce titre, une des conditions de réussite de cette approche est de ne pas systématiquement mettre l’accent dessus, « d’avoir le droit à certains moments de ne pas dérouler une prise en charge avec tous les volets, tous les produits » à tout instant.


[1] Pour en savoir plus : https://ceid-addiction.com/

[2] Voir : https://www.capitalisationsante.fr/capitalisations/hangover-cafe/

[3] Voir rapport d’activité : https://ceid-addiction.com/association/rapports-d-activites/

[4] Voir rapport d’activité : https://ceid-addiction.com/association/rapports-d-activites/

[5] Voir : https://www.capitalisationsante.fr/capitalisations/reduction-des-risques-au-caarud*-axess

[6] Pour en savoir plus : https://www.plateforme-solale.fr/lesoutilsiaca

[7] Le contexte lié au COVID au moment de la réalisation de la capitalisation n’a pas permis d’organiser une rencontre des usagers pour les impliquer dans la démarche de capitalisation.