Sortie d’une analyse transversale sur la thématique des dépistage des cancers du sein et du col de l’utérus

03/11/2022

Interview de Julia Bardes, à l’occasion de la sortie d’une analyse transversale de projets capitalisés de dépistage des cancers du sein et du col de l’utérus

Cette interview a été réalisée dans le cadre du Dossier du Mois de la Société Française de Santé Publique que vous pouvez retrouver ici.

Julia Bardes
Responsable du Pôle Recherche et Evaluation au CRCDC Ile-de-France

Chercheure associée au LADYSS (UMR CNRS)

Membre du groupe de travail Capitalisation des expériences « Dépistage »

Pouvez-vous vous présenter et expliquer votre rôle dans le groupe de travail Dépistage ? 

Julia Bordes : Sociologue chercheure de formation, j’ai travaillé pendant quinze ans dans la recherche avant de rejoindre, il y a sept ans, les structures de dépistage des cancers. Le passage du monde de la recherche à une activité professionnelle de terrain n’est pas si fréquent. Cette transition a débuté lorsque j’ai travaillé sur le transfert de connaissances en recherche-action et sur les enjeux de la production de connaissances opérationnelles à destination des acteurs locaux[i]. La démarche n’est pas si simple mais passionnante pour le décloisonnement que cela induit – entre le monde de la recherche et celui de l’action.

Je travaille aujourd’hui au Centre régional de coordination des dépistages des cancers (CRCDC) Ile-de-France. Mes missions prioritaires sont la production de données et de connaissances scientifiques en soutien à ces programmes, d’apporter un éclairage social et sociétal sur les facteurs d’adhésion et d’inégalités, en inscrivant les comportements individuels dans un contexte social et/ou territorial plus ou moins déterminant. J’accompagne également les chargés de prévention dans la conception et la mise en œuvre de projets auprès des populations. Plus globalement, le CRCDC a pour mission de coordonner les trois dépistages organisés : cancer du sein (DOCS), colorectal (COCCR) et du col de l’utérus DOCCU). Il est en charge notamment de l’envoi des invitations, du suivi des dossiers positifs, de la promotion du dépistage auprès des publics et des professionnels de santé dans l’objectif d’augmenter les taux de participation et de réduire les inégalités d’accès aux dépistages.

J’ai intégré le groupe de travail « Capitalisation d’expériences sur la promotion du dépistage des cancers du sein, colorectal et du col de l’utérus » en 2019 lors de sa création. A l’époque, j’avais présenté aux journées scientifiques de l’INCa mes travaux issus d’une capitalisation de diagnostics locaux montrant comment en fonction des types de quartiers et d’interventions menées, les taux de recours au dépistage du cancer du sein étaient plus ou moins bons ; j’intégrais donc pleinement la thématique et les préoccupations du groupe de travail !

Mon implication dans le groupe de travail a commencé au démarrage de la démarche. J’ai participé à la construction de l’appel à contribution puis à la relecture des fiches de capitalisation et à la finalisation des travaux. Il est vrai que j’ai manqué une étape qui consistait à sélectionner les projets mais en parallèle, j’ai promu la démarche dans ma structure et mon réseau afin d’augmenter le nombre de candidatures. Cette promotion a d’ailleurs porté ses fruits puisque, in fine, le groupe de travail a retenu trois projets portés par le CRCDC Ile-de-France.

[i] Bardes J (2017). Promouvoir le dépistage organisé du cancer du sein (DOCS) et réduire les inégalités socio-territoriales de santé : un guide pour l’action à l’attention des élus et acteurs locaux. Brochure ESPT. https://master-tvs.parisnanterre.fr/wp-content/uploads/2017/10/DOCS_guide-pour-laction_NUMERIQUE_New.pdf

Quels intérêts percevezvous à l’utilisation de la capitalisation comme méthode pour illustrer la promotion du dépistage des cancers du sein, du col de l’utérus et colorectal ?  

C’est selon moi une question primordiale. Il y a un manque dans la littérature scientifique à ce sujet. Elle aborde beaucoup les causes, les déterminants mais peu les solutions et les moyens d’agir. Pour les acteurs de terrain, ça me parait très important. Il existe certes une littérature en recherche interventionnelle mais il s’agit généralement de grands projets, à plus long terme, avec des financements substantiels et des équipes de recherche mobilisées sur le sujet. Cette configuration n’est pas forcément représentative des actions que les acteurs de terrain vont mettre en place au quotidien.

Le savoir expérientiel est peu valorisé, c’est une démarche cruciale pourtant. Elle n’est pas simple et demande une grande finesse descriptive. Elle nécessite pour un acteur de prendre du recul, de savoir extraire de ses expériences les éléments intéressants, formateurs et réutilisables. Et d’ailleurs on lui en donne peu l’opportunité. Les porteurs de projet étaient très contents d’avoir pu participer à la démarche. C’est un vrai moment d’auto-réflexion sur leur pratique qu’on leur a offert.

Ces fiches sont désormais disponibles sur le Portail CAPS et c’est super car ça deviendra, je l’espère, des ressources et des sources d’inspiration pour les chargés de prévention et autres acteurs impliqués dans le dépistage.

Mais pour cela, il faut continuer à promouvoir la démarche et les capitalisations réalisées, à les faire connaître dans nos réseaux, lors de séminaires, d’ateliers, etc. pour que ce travail soit pleinement exploité par les acteurs de terrain. En quelques mots : partager, s’inspirer et réutiliser.

Que retenez-vous de votre participation au groupe de travail Dépistage ?

Ça a été formateur pour moi de travailler avec des personnes expérimentées, compétentes dans la démarche de capitalisation et dans la méthodologie à mettre en œuvre. Ça a été aussi très riche de pouvoir échanger avec les membres du groupe de travail issus d’organismes divers et de croiser ainsi nos regards et nos approches sur cette problématique commune. On se rend compte de besoins et difficultés similaires, avec des points d’attention différents liés à nos centres d’intérêt respectifs. La complexité du sujet a fédéré les membres du groupe de travail, et notamment les enjeux qui entourent la démarche ; comment retenir les éléments essentiels d’un projet, quel travail de synthèse doit-on faire pour rendre les fiches aussi opérationnelles que possible, etc. 

Enfin, j’ai pu découvrir tous ces projets menés ailleurs sur le territoire et les acteurs qui les portent. Ça donne des idées et des ressources pour la suite.  

J’ai aussi beaucoup apprécié la qualité des interventions et des échanges lors de la journée de partage de la démarche de capitalisation des expériences en promotion de la santé organisée par le groupe de travail national « Capitalisation » et menée par la Fnes et la SFSP. Les échanges avec les différents acteurs ont été très instructifs et on s’aperçoit que même sur des thématiques différentes, ce sont des mêmes questionnements et difficultés qui se posent.

Avez-vous un exemple de projet capitalisé qui vous a marqué ?

La campagne de sensibilisation de l’association VoisinMalin est un des projets qui me vient en tête mais il y en a tellement d’autres. Leur démarche d’intervention par les pairs, habitants d’un même quartier, est très pertinente en matière de diffusion des messages de prévention mais aussi pour la dynamique de quartier qu’elle peut susciter. L’association a mené une campagne de porte-à-porte sur la thématique du dépistage des cancers du sein et du colon dans un quartier populaire de Marseille. Elle invite les habitants formés sur la thématique et les enjeux du dépistage à relayer le message avec leurs propres mots et à s’impliquer dans cette problématique de santé publique.

Que pouvez-vous nous dire de l’état actuel de l’offre de dépistage de ces cancers sur le territoire français ? 

L’offre de dépistage est surtout très inégalement répartie sur le territoire. La région Île-de-France est particulièrement contrastée avec, d’un côté, des départements avec les plus fortes densités médicales de France, et de l’autre des départements en situation de désertification médicale.

La problématique de l’offre se pose plus particulièrement pour le dépistage du cancer du col de l’utérus, avec la nette diminution de la démographie médicale en gynécologie et une population insuffisamment informée sur le rôle actuel des médecins généralistes et des sages femmes dans le suivi de la femme. 

Pour autant la disponibilité de l’offre n’est pas la garantie d’une bonne participation au dépistage, tout du moins organisé. On observe même l’inverse dans notre région pour les dépistages des cancers du sein et du colorectal, avec les meilleurs taux dans le département le moins bien pourvu et inversement, les plus faibles taux à Paris. Mais on sait qu’il existe en parallèle un dépistage individuel qui rend l’analyse plus complexe et qui, lui, est davantage corrélé à l’offre de soins. Des études menées plus largement à l’échelle de la France ont pour autant montré pour le dépistage organisé du cancer du sein une moindre participation dans les zones les plus éloignées des centres de mammographie mais aussi dans les zones socioéconomiquement les plus défavorisées[i]. La question de la disponibilité de l’offre intervient surtout dans certains contextes, dans les zones plus rurales, dans les milieux sociaux plus défavorisés où la proximité géographique à l’offre est déterminante, mais aussi dans l’adéquation existante entre le type d’offre (secteur 1 ou 2) et les caractéristiques socio-économiques des populations résidentes.

Nous travaillons sur l’inégalité de l’offre de dépistage bien sûr, mais aussi sur tous les autres déterminants qui agissent sur l’accès au dépistage. Notamment les déterminants sociaux qui sont prépondérants dans le domaine de la prévention. Et qui demandent d’ajuster nos campagnes de promotion des dépistages à nos populations cibles, avec des approches ciblées et personnalisées en direction des populations plus démunies et des quartiers plus défavorisés. Outre les déterminants sociaux, on remarque aussi des inégalités de ressources entre territoires, pas seulement médicales mais aussi politiques et associatives, avec des villes plus ou moins engagées en santé et dans la mise en place d’actions ciblées vers les quartiers populaires.

[i] Ouédraogo et al [2015]. Dépistage du cancer du sein dans treize départements français. Bull. Cancer 102 (2), 126-138.

Que pouvezvous dire des inégalités sociales et territoriales d’accès aux dépistages en France ? Et quelles sont les recommandations pour limiter ces inégalités ? 

En dépit de la gratuité des dépistages organisés et de la mise en place d’un programme national, on observe en France le maintien de fortes inégalités sociales et territoriales. La France reste en Europe un pays très fortement marqué par les inégalités de santé et de survie aux cancers par exemple. Le cancer du col de l’utérus est particulièrement affecté par cette problématique en se révélant être l’un des cancers les plus soumis au poids des inégalités sociales[i]. L’une des raisons principales est le gradient social qui se joue dans le dépistage de ce cancer.

Or le programme mis en place pour celui-ci n’assure pas une même prise en charge financière que pour les deux autres dépistages organisés. La consultation gynécologique et l’acte de prélèvement restent à la charge financière de la patiente. C’est un réel problème pour de nombreuses femmes notamment s’il faut passer par une consultation gynécologique en secteur 2. De même que pour le dépistage organisé du cancer du sein, la non prise en charge par le programme des examens complémentaires à la mammographie (actes échographiques) nous remonte régulièrement comme source de mécontentement et un frein au dépistage.

L’une des recommandations principales, ce serait d’instaurer la gratuité totale de ces dépistages. La gratuité de l’offre, on l’a vu pour le dépistage du cancer du sein, a permis dans un premier temps d’augmenter la participation et de réduire les inégalités, même si elle ne les supprime pas.

En parallèle il nous faut ancrer nos programmes de santé publique dans une approche d’universalisme proportionné, en allouant davantage de moyens et de ressources aux territoires socialement défavorisés, avec de moins bons indicateurs de santé. A notre échelle d’action, nous travaillons à mettre en lien les indicateurs de dépistage avec des données sociales territorialisées, utilisons l’outil d’analyse cartographique pour repérer les taux de participation, l’offre de dépistage, calculer les distances parcourues… pour ensuite mieux définir et cibler nos actions.

[i] Bryere et al [2017]. Environnement socioéconomique et incidence des cancers en France. BEH, 4

La mise en œuvre des programmes de dépistage est régionalisée et se structure notamment autour de Centres Régionaux de Coordination des Dépistages des Cancers. Cette échelle d’action est-elle pertinente selon vous ? Que pensez-vous de cette structuration ? 

Cette structuration est en place depuis 2019, avant la mise en œuvre des programmes se faisait au niveau départemental, maintenant elle est régionale. La volonté était surtout d’harmoniser les pratiques, de mutualiser les ressources et de simplifier et faciliter les échanges avec les instances externes. Mais l’échelle d’action reste locale, on a conservé un chargé de prévention par département. Toutes les actions de terrain menées sont spécifiques au contexte local. En Ile-de-France, on a des départements très contrastés, à la fois en termes de profils urbain/rural, de composition sociodémographique, de ressources médicales… Cela implique des stratégies très différentes d’un département à un autre. Et on ne dispose pas non plus des mêmes ressources politiques : associations impliquées, dispositifs ASV et CLS, tout ça est très différent d’un territoire à un autre. La régionalisation permet surtout de partager davantage certaines ressources et les expériences de chacun, de pouvoir s’inspirer des actions des autres et de mener certaines actions transversales (comme la communication médiatique).

Dans le cadre du projet de capitalisation sur la promotion du dépistage des cancers du sein et du col de l’utérus, on s’aperçoit que 31,5% des porteurs de projet agissent dans le domaine de la santé au sens large et 16% agissent dans d’autres domaines que la santé. Cette appropriation de la thématique par des porteurs qui ne sont pas « spécialisés » est-elle bénéfique selon vous ? 

Sur cette thématique on ne peut pas travailler seul, toutes nos actions sont menées en partenariat avec d’autres acteurs : la CPAM, la ligue contre le cancer, des associations locales, etc. En IDF, les dépistages organisés concernent plus de 5 millions de personnes. On ne peut agir seul, sans relais locaux. Et on sait que la communication médiatique ne touche qu’une partie de la population, notamment issue de milieux plus favorisés. Si d’autres structures travaillant dans le domaine du social ou du médico-social souhaitent s’approprier le sujet, c’est une bonne chose ! D’autant plus que ces relais sont indispensables pour toucher les populations plus éloignées des circuits de soins. Le point de vigilance, je pense, c’est que les actions doivent être mises en place en partenariat étroit avec les structures ou les professionnels qui travaillent sur le dépistage, pour la convergence des messages et s’assurer qu’ils sont en adéquation avec les programmes de santé publique. Mais c’est par le biais des acteurs médicaux, médico-sociaux et sociaux qu’on arrivera à atteindre nos objectifs.

Un mot pour conclure ?

On est souvent très attentif à la question de l’offre de soins ; est-elle suffisante ou insuffisante ? Je pense que dans notre domaine d’intervention la problématique se situe plutôt dans les difficultés sociales d’accès à la prévention. Il faut promouvoir l’accompagnement au dépistage, un accompagnement personnalisé. L’offre peut être là mais les populations éloignées du soin ne s’y rendent pas.

Je terminerais également sur cette frustration que l’on a lorsque l’on veut agir sur les inégalités sociales de santé. On rentre ici dans des démarches et actions micro-locales afin de porter un message adapté aux profils et aux besoins des populations. L’évaluation de ces actions est difficile et invisible à l’échelle de nos objectifs globaux d’augmenter les taux de participation. On a parfois un temps très long d’investissement pour au final une dizaine de personnes sensibilisées. Est-ce opportun ? A-t-on d’autres solutions ? On sait que les larges campagnes médiatiques ne fonctionnent pas auprès de ces populations et tendent plutôt à renforcer les inégalités qu’à les résorber. On se doit donc de poursuivre la démarche, en impliquant un maximum d’acteurs, les professionnels de santé en premier lieu, mais aussi tous les acteurs sociaux et partenaires locaux… En résumé, il ne faut pas lâcher !

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