Village sans prétention

Le Village de l’insertion, rebaptisé « Village sans prétention » par ses habitants, est un lieu d’hébergement semi-collectif situé à Nancy qui accueille des personnes en situation de grande marginalité, chroniquement ou durablement à la rue. Il a ouvert ses portes en janvier 2022.
Le Village sans prétention repose sur plusieurs principes : accueil inconditionnel, haut seuil de tolérance, hébergement durable (sans limite dans le temps), démarche participative, cadre institutionnel assoupli, intervention pluridisciplinaire et accompagnement personnalisé. Grâce à ces stratégies, le Village vise la stabilisation matérielle, mentale et sociale de ses habitants ainsi que le renforcement de leur empowerment, et à terme une sortie progressive de la rue et du dispositif. Le Village s’inscrit dans une perspective d’autodétermination des habitants.
La présente capitalisation a pour objectif d’éclairer les stratégies participatives déployées au Village, ainsi que les freins et leviers rencontrés dans leur mise en œuvre, afin d’en tirer des apprentissages sur la pratique de la participation en promotion de la santé.

03/07/2023

Télécharger Consulter

BESOZZI Thibaut
Docteur en sociologie et ingénieur de recherche ; ex-chef de projet (lors de sa genèse) ; Université de Bourgogne, LIR3S (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches "Sociétés, Sensibilités, Soin") ; Membre associé au 2L2S, Université de Lorraine
thibaut.besozzi@u-bourgogne.fr

PAPA Gauthier
Coordinateur du projet
gpapa@asso-ars.org

PRIMERANO Julie
Cheffe de projet

Présentation de l’intervention

L’association Accueil et Réinsertion Sociale (Ars) œuvre pour l’amélioration des conditions d’existence des personnes en situation de précarité, qu’elles soient confrontées à des difficultés temporaires ou durables. Elle intervient sur l’ensemble du sud de la Meurthe-et-Moselle (54). Elle est constituée de 4 pôles d’activité :

  • Urgence & territoires : SAMU Social, accueil de jour, services d’accueil et d’orientation (SAO)… ;
  • Demande d’asile : structure de premier accueil pour demandeurs d’asile (SPADA), centre d’accueil et d’évaluation des situations (CAES)… ;
  • CHRS & santé : Lits Halte Soins Santé (LHSS), appartements de coordination thérapeutique (ACT)… ;
  • Logement & insertion : accompagnement vers et dans le logement (AVDL), chantiers d’insertion…

Le dispositif « Village sans prétention », porté par l’Ars, s’inscrit dans le pôle Urgence & territoires.

Le Village sans prétention est une innovation sociale visant à mieux prendre en compte et répondre aux besoins des personnes en situation de grande marginalité, chroniquement ou durablement à la rue, dans des situations de non-recours ou d’exclusion des dispositifs classiques d’accueil, d’hébergement et d’insertion. Il s’agit d’un lieu de vie semi-collectif, accueillant douze habitants. Ainsi, le Village est composé de dix habitats (8 modules préfabriqués et 2 caravanes), dont deux accueillant chacun un couple, et d’espaces collectifs (cuisine, salle à manger, espace détente…) au sein d’un hangar rénové. Celui-ci abrite également les bureaux de l’équipe de professionnels chargés du Village. Six professionnels constituent l’équipe : un coordinateur et cinq intervenants sociaux, qui se relaient pour assurer une présence permanente auprès des habitants. Un agent assure également la sécurité des personnes et des biens sur la période nocturne. Le Village se situe à Nancy, dans le quartier des Trois Maisons.

Principes du Village sans prétention

Initialement nommé « Village de l’insertion », ses habitants l’ont rebaptisé « Village sans prétention ». C’est un village participatif, aux conditions d’hébergements souples et sans limite dans le temps. Il est fondé sur des principes d’accueil inconditionnel et de haut seuil de tolérance. Dans ce dispositif, sont allégées autant que possible les contraintes institutionnelles pouvant rebuter les ‘grands marginaux’ et favoriser leur non-recours (obligation de soins, injonction à la réinsertion socio-professionnelle, horaires imposés, animaux interdits…), ainsi que celles pesant sur les professionnels (objectifs quantitatifs imposés en termes de sorties de dispositif). De plus, les problématiques personnelles (troubles psychiatriques…) et les pratiques qui ont cours dans le monde de la rue sont tolérées (consommations addictives, rencontres et retrouvailles avec des personnes extérieures au Village…), afin de renforcer l’accessibilité du dispositif et de limiter les ruptures identitaires et sociales lors de l’arrivée au Village. L’aspect durable de l’hébergement contribue également à la stabilisation matérielle, mentale et sociale des habitants. Cela leur permet de sortir progressivement d’un mode de (sur)vie « au jour le jour », de réguler leurs comportements inadaptés (violence…) et leurs consommations addictives et/ou limiter les risques associés, de faire émerger des perspectives d’avenir et éventuellement d’entamer une démarche d’insertion (aussi alternatifs soient les projets envisagés, tels que vivre sur les routes dans un camion aménagé). Dans l’optique de limiter l’entre-soi, le Village est ouvert aux personnes qui n’y résident pas : anciens ou futurs habitants, proches, bénévoles, simples passants… L’ouverture vers l’extérieur consiste aussi à renforcer la cohésion sociale entre les habitants du Village et ceux du quartier, par le biais d’activités partagées ou d’événements culturels au sein du Village. En outre, l’accès des habitants au droit commun et aux soins est renforcé, grâce à un accompagnement global et pluridisciplinaire en lien avec divers partenaires des champs médical et social.

Enfin, le Village sans prétention a pour fondement une démarche participative, afin de favoriser l’empowerment[1] des habitants. Ceux-ci co-construisent les règles de vie au Village avec les professionnels, participent aux prises de décisions relatives à l’organisation quotidienne et au fonctionnement du dispositif. Ce cadre participatif s’étend à la possibilité de moduler tant leur habitat personnel que les espaces collectifs (bricolage, décoration…), afin d’y inscrire leur identité, leur esthétique et leurs préférences personnelles. Cela permet aux habitants de s’approprier les lieux et de se sentir chez-soi, c’est-à-dire dépasser la conception du Village comme un simple cadre physique où l’on peut satisfaire ses besoins de base (être à l’abri, se nourrir…) et investir émotionnellement et symboliquement les lieux, dans l’idée de réhabiter.[2]

Le Village sans prétention est un dispositif expérimental, plaçant notamment la participation au cœur de son fonctionnement et de la réinsertion de ses habitants, des personnes en situation de grande marginalité. Ainsi, le présent travail de capitalisation s’attache à éclairer les mécanismes, les freins et leviers accompagnant la mise en œuvre de la démarche participative au sein du Village, afin d’en tirer des apprentissages sur la pratique de la participation en promotion de la santé.

« L’idée c’était de se dire : ‘’Est-ce que les dispositifs qui existent actuellement sont adaptés aux personnes ? Est-ce qu’on ne devrait pas créer un dispositif qui s’adapterait aux personnes qu’on accueillerait ?’’. Et l’idée du Village, c’était de pouvoir proposer un dispositif où tout se construit autour des personnes et avec les personnes. […] On dit bien aux personnes qu’on travaille sur leur lieu de vie, et qu’on s’adapte à elles. »

Gauthier Papa, coordinateur du projet

Contexte et chronologie

2017 – 2019 : Étude socio-anthropologique menée par T. Besozzi sur le territoire du Grand Nancy, impulsant un dynamisme partenarial et aboutissant à la volonté d’implanter un dispositif de type « village d’insertion »

  • Financement en partenariat : Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) de Meurthe-et-Moselle, l’association Ars, le centre communal d’action sociale (CCAS) de Nancy et la Métropole du Grand Nancy
  • Objectif : améliorer la compréhension des publics en situation de grande marginalité, et apporter un éclairage sur les raisons de leur non-recours (volontaire ou non) aux dispositifs d’urgence sociale et d’hébergement existants
  • Aboutissement : formulation du plan MASS (Médiation, Accessibilité, Spécialisation, Stabilisation), énonçant des recommandations portant sur les modalités d’intervention dans le champ de l’urgence sociale, pour améliorer l’accompagnement médical et social des ‘grands marginaux’. Une de ces recommandations est la mise en place d’un dispositif de type ‘village d’insertion’. Sous l’impulsion du partenariat initié autour de cette étude, et qui s’est élargi par la suite, le projet d’un village de l’insertion sur le territoire du Grand Nancy s’est développé.

Mars – Mai 2020 : Crise Covid-19, confirmant qu’un dispositif avec le minimum de contraintes a des effets positifs sur ce public

  • Période de confinement : les personnes en situation de grande marginalité ont été hébergées dans des hôtels sans se voir obligées de s’impliquer dans un projet de réinsertion en contrepartie. Cet accueil inconditionnel et relativement durable (quelques semaines, voire mois) a contribué à la stabilisation des situations des personnes.

Septembre – Novembre 2020

Appel à manifestation d’intérêt (AMI) national « Accompagnement de personnes en situation de grande marginalité dans le cadre d’un lieu de vie innovant à dimension collective »

  • Emis par la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) et la Délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté (DIPLP)

Réponse à l’AMI par l’association Ars, son projet de village de l’insertion y correspondant en tout point Projet retenu pour une expérimentation d’une durée de 3 ans à compter de l’ouverture du dispositif

2021

Conception du projet, son fonctionnement et ses principes directeurs

Rénovation et aménagement du hangar (installation des modules d’habitation, ameublement)

Janvier 2022

Formation de l’équipe de professionnels (6 jours)

Présélection par l’équipe et les partenaires du projet de personnes sur le territoire du Grand Nancy correspondant au public du Village (durablement à la rue, non recours aux dispositifs classiques) et pouvant être intéressées pour intégrer le dispositif, envoi d’invitations pour les convier à la journée portes ouvertes

Journée portes ouvertes pour de potentiels futurs habitants du Village, leur permettant de manifester leur souhait ou non d’y emménager

Ouverture du Village, arrivée échelonnée des douze habitants

Depuis février 2022

Étude ethnographique au Village par T. Besozzi (fév.-mai)

  • Fonctionnement du Village, points forts et pistes d’amélioration, effets sur les habitants, en partant de leur vécu

Instauration des « Conseils des sages »

  • Habitants accompagnés d’un professionnel se réunissant pour une prise de décision collective concernant la vie au Village
  • Initialement hebdomadaires avant de devenir bimensuels, sur décision collective

Implication des habitants dans différents projets événementiels pouvant rassembler uniquement les habitants ou être ouverts vers l’extérieur : Fête de la Musique, spectacle, fête de Noël…

Janvier 2025

Fin prévisionnelle du financement initial du dispositif

Objectifs

Les objectifs du Village sans prétention sont les suivants :

  • Améliorer l’offre d’hébergement pour les personnes en situation de grande marginalité, dans des situations de non-recours ou d’exclusion des dispositifs traditionnels
    • en implantant un dispositif d’hébergement durable, inconditionnel et à haut seuil de tolérance
    • en instaurant un cadre institutionnel adaptable réduisant le poids des contraintes pesant sur les habitants et l’équipe de professionnels

  • Accompagner la réinsertion progressive des personnes en situation de grande marginalité
    • en renforçant la stabilité matérielle, mentale et sociale des habitants du Village
    • en développant l’empowerment individuel et communautaire des habitants du Village, grâce à une dimension participative au cœur du dispositif dès sa conception
    • en renforçant le lien social entre les habitants du Village et avec les habitants du quartier

  • Renforcer la prise en charge en matière de soins, droits, prévention et réduction des risques et des dommages des personnes en situation de grande marginalité
    • en renforçant la pluridisciplinarité et la coordination des partenaires du dispositif (médecine générale, addictions, psychiatrie, médiation sociale, aide alimentaire…)
    • en renforçant l’accessibilité pour les habitants aux interventions médicales et sociales des partenaires du dispositif, notamment grâce à une démarche d’aller-vers.

Principaux acteurs et partenaires

Quels liens avec la promotion de la santé ?

Le Village sans prétention relève de la promotion de la santé, puisqu’il prend en compte et vise à agir sur différents déterminants de la santé, particulièrement en cause pour les publics en situation de grande marginalité : logement, rupture des liens sociaux, accessibilité des services de santé et des services sociaux, conduites addictives, insécurité alimentaire, niveau de revenu… Le dispositif s’inscrit dans les cinq axes définis par la charte d’Ottawa.

Politiques publiques favorables à la santé

– Stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté (2018-2022)

– Plan quinquennal pour le logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022)

– Changement structurel de la politique de prise en charge des personnes en situation de grande marginalité au niveau national et organisationnel : principes d’inconditionnalité et de pérennité de l’hébergement, haut seuil de tolérance

– Engagement institutionnel et financier pour l’instauration d’un cadre souple, adaptable et innovant, tant par le financeur que le porteur

– Règlement du Village affirmant le principe d’accueil inconditionnel, pérenne, à haut seuil de tolérance : ex. absence de sanction en cas de consommation d’alcool au Village

– Collaborations partenariales autour du projet
Environnements favorables

– Développement d’une nouvelle offre d’hébergement et d’accompagnement des publics en situation de grande marginalité

– Convivialité au Village : aménagement et décoration du lieu, mise à disposition de nourriture (biscuits apéritifs, etc.) lors des Conseils des sages…

– Cohésion sociale entre les habitants et le voisinage, grâce à des activités partagées : évolution des représentations vis-à-vis des personnes marginalisées, lutte contre la stigmatisation et l’exclusion sociale
Action communautaire

– « Conseil des sages » : espace de concertation et de prise de décisions collectives

– Co-construction des règles de vie au Village

– Participation collective aux décisions concernant le fonctionnement du dispositif et les activités mises en place

– Aménagement collectif des espaces communs, contribuant à leur appropriation
Réorientation des services

– Dispositif adaptable et adapté aux personnes en situation de grande marginalité, à leurs spécificités (de par l’accueil inconditionnel, durable et avec un haut seuil de tolérance)

– Accessibilité du dispositif aux personnes en situation de grande marginalité (absence de conditions d’entrée et de maintien au Village, si ce n’est le respect des règles de vie communément définies)

– Évolution des postures professionnelles et rééquilibrage des pouvoirs entre habitants et professionnels, grâce au renforcement des compétences des professionnels sur la participation et l’empowerment (formation)

– Pluridisciplinarité des professionnels intervenant auprès des habitants permettant un accompagnement global et personnalisé, avec la prise en compte de l’ensemble des problématiques pouvant être rencontrées par ce public (addictions, troubles psychiatriques, santé physique altérée, violence…), ainsi que des caractéristiques individuelles des habitants 
Aptitudes individuelles

– Renforcement de l’empowerment individuel des habitants, grâce à la démarche participative, à l’appropriation des espaces individuels et collectifs…

– Autonomisation des habitants

– Renforcement de l’estime de soi des habitants, grâce à l’amélioration de leur pouvoir d’agir, à la reconnaissance de leurs compétences…

La participation au sein du Village sans prétention

Stratégies participatives mises en œuvre

Journée portes ouvertes 

En amont de l’ouverture du Village sans prétention, l’équipe et les partenaires ont réalisé un repérage de personnes en situation de grande marginalité correspondant au public cible du dispositif, afin de leur proposer de l’intégrer. Une trentaine de personnes ont été présélectionnées et invitées à une journée porte ouvertes au Village. Si elles étaient intéressées, elles pouvaient donc visiter les lieux et rencontrer l’équipe de professionnels, sans engagement. Le Village, ses valeurs et son fonctionnement leur ont été présentés. Cela leur a permis de jauger si le lieu et les conditions de vie proposés leur convenaient ou non. D’emblée les personnes savaient que le dispositif était nouveau, que tout était à construire (règles de vie, aménagement…), et qu’elles auraient voix au chapitre. Toutes les personnes qui sont venues à la journée portes ouvertes et ont exprimé leur souhait de rejoindre le Village ont ainsi pu y emménager. Une partie des invités ne se sont en effet pas présentés le jour-même ou n’ont pas désiré donner suite après la visite.

Cette journée portes ouvertes constitue une inversion du processus traditionnel d’intégration des dispositifs d’hébergement. Ce ne sont pas les personnes qui ont fait la demande d’être hébergées et reçu une réponse positive ou négative. Elles ont été placées dans une position d’acteur, et non de passivité : c’est elles qui avaient le pouvoir de choisir si oui ou non, elles emménageaient au Village. Cette démarche contribue donc à renforcer l’autodétermination[3] des personnes.

Les Conseils des Sages et la co-construction des règles de vie

Il s’agit de l’outil central de la participation au Village sans prétention. Les Conseils des Sages sont un espace d’expression, de concertation et de décision collective. Les habitants, accompagnés d’un intervenant social, se réunissent un vendredi soir sur deux à 20 heures afin d’échanger et délibérer sur la vie au Village. Tous les participants sont en cercle, assurant l’horizontalité des rapports entre tous, qu’ils soient habitants ou professionnels. La participation n’est pas obligatoire. Il n’y a pas d’ordre du jour formel lors des Conseils : les habitants ont le champ libre pour s’exprimer sur des questions collectives, et les professionnels peuvent être force de proposition. Les habitants peuvent soumettre au groupe de nouvelles idées pour l’évolution du Village sans prétention (règles de vie, aménagement de l’espace, activités collectives…). Les votes se font à main levée. Les comptes-rendus des Conseils sont faits soit par l’intervenant social présent, soit, lorsqu’elle y participe, par une habitante ayant une appétence pour cela, ce qui valorise ses compétences. Les Conseils sont également un temps de médiation des conflits (notamment de voisinage) entre les habitants.

L’instauration des Conseils et la co-construction du fonctionnement du Village partent de l’hypothèse que de créer soi-même ses règles de vie y entraîne une plus grande adhésion et par conséquent amène à davantage les respecter que lorsqu’elles sont imposées, ce qui favorise la stabilisation des habitants. Pour toute règle établie collectivement et conforme aux valeurs du Village, les professionnels sont chargés de la faire appliquer (ex. si une personne extérieure est bannie, ils s’assurent qu’elle n’entre pas au Village). Les règles précédemment établies ne sont toutefois pas figées, elles peuvent être requestionnées et ajustées. Par exemple, il avait été décidé collectivement que tout invité d’un habitant ne pouvait pas rester plus de 24 heures. L’équipe de professionnels avait cependant observé que cette règle était régulièrement contournée, bien que définie par les habitants eux-mêmes. Elle a donc été à nouveau abordée en Conseil des Sages : soit les habitants décidaient de la maintenir et elle devait donc être mieux respectée, soit ils actaient collectivement que la règle ne leur convenait finalement pas et l’abrogeaient. Elle a été supprimée.

Également, suite au départ définitif d’un habitant (survenu une seule fois jusqu’à présent), une concertation a lieu en Conseil des Sages. Les habitants peuvent proposer des personnes de leur connaissance pour qu’elles soient invitées à rejoindre le Village, à condition de correspondre au public du dispositif. Leurs ressentis sont également pris en compte suite aux visites des personnes pressenties.

Activités collectives et événementiel

Diverses activités collectives et événements sont mis en place, contribuant à la démarche participative. C’est le cas par exemple de l’atelier graffiti et de la construction de meubles palettes, ayant permis de décorer le Village et favorisant l’appropriation des espaces collectifs. Cela suit la même logique que la co-construction des règles de vie : les habitants respectent davantage ces aménagements et décorations, puisqu’il s’agit du fruit de leurs efforts et qu’ils y sont attachés (moins de risques de détérioration). De plus, les ateliers en groupe peuvent favoriser la parole et le partage d’expérience entre habitants et avec les professionnels. Peuvent également être cités en exemples d’événements, le spectacle réalisé par un partenaire auquel ont participé plusieurs habitants (ex. en présentant le spectacle), ou encore la Fête de la Musique durant laquelle des habitants ont tenu la buvette, présenté les différents artistes… Les différentes initiatives sont aussi l’occasion de s’impliquer dans la vie du quartier (ex. projets d’arbre à livres et de jardin partagé), ce qui favorise la mixité et la cohésion sociale, ainsi que la citoyenneté des habitants du Village.

Au Village sans prétention, la participation se joue à différents niveaux de temporalité : ponctuellement (journée portes ouvertes, comités de pilotage…), de façon régulière (Conseils des Sages hebdomadaires puis bimensuels ; activités collectives et événements), et au quotidien (posture professionnelle).

Présence d’habitants lors des comités de pilotage 

Lors des comités de pilotage, plusieurs habitants sont conviés. Ainsi, durant le premier comité de pilotage suite à l’ouverture du Village, s’étant déroulé dans l’espace cuisine-salle à manger avec l’accord du Conseil des Sages, trois habitants étaient présents. Un habitant a participé au second comité de pilotage. Leur présence se fait sur la base du volontariat, avec l’encouragement des professionnels. Les habitants témoignent de leur vie au Village, et peuvent exprimer leurs volontés et avis personnels sur les sujets abordés. Toutefois ils ne représentent pas l’ensemble du Village, notamment car il peut exister des divergences entre habitants sur certains points. La participation aux comités de pilotage est valorisante pour les habitants, qui ont l’opportunité de s’exprimer et être écoutés par des personnes de différentes fonctions et niveaux de responsabilité. Cela est gratifiant et entraîne un sentiment de fierté.

Les différents aspects participatifs du Village sans prétention ont pour objectif de contribuer à la reconnaissance et au renforcement des connaissances et compétences des habitants. Ainsi, ils ne sont plus des usagers avec des vulnérabilités et problématiques, mais des acteurs avec leurs propres compétences. Ils sont reconnus en tant que personnes qui méritent d’être écoutées, et ce qu’ils expriment vaut la peine d’être pris en considération, voire mis en œuvre dans la mesure du possible. Cette reconnaissance des compétences permettrait une valorisation des habitants, et renforcerait leur estime de soi, leur sentiment d’auto-efficacité, leur pouvoir d’agir et leur autonomie. La démarche participative, combinée à l’accompagnement individuel auprès des habitants concourrait à une évolution positive de leurs situations, de leur parcours d’insertion et de vie.

Posture professionnelle au quotidien

La posture professionnelle est considérée par les acteurs du projet comme cruciale pour permettre la participation. D’une part, cela passe par les termes utilisés pour s’adresser aux personnes : « habitants », « chez eux ». Ce ne sont pas de simples usagers, bénéficiaires ou résidents. Ces termes leur permettent de prendre conscience de leur place au Village et de tout ce que ça implique (longévité de l’hébergement, maîtrise de ses conditions de vie…). Cette terminologie renforce l’autodétermination des habitants, ou tout du moins leur donne la marge de manœuvre mentale nécessaire au développement de l’empowerment (se sentir concerné, légitime, libre de participer aux décisions relatives au Village).

D’autre part, il s’agit de favoriser une symétrie dans la relation entre professionnels et habitants. Ceux-ci ont pu subir des postures d’autorité, parfois même méprisantes, culpabilisantes ou infantilisantes, dans des dispositifs sociaux ou médico-sociaux traditionnels. Au Village, les professionnels s’emploient à établir un rapport d’égal à égal, de proximité avec les habitants. Être à l’écoute et se montrer disponible est essentiel pour cela. Cette horizontalité permet de changer les représentations des personnes vis-à-vis des professionnels, ayant pu développer au fil du temps une certaine défiance à leur égard. Elle contribue aussi à la création d’un lien de confiance, et favorise ainsi la parole des habitants. Il s’agit de les replacer en acteurs et d’accepter que le professionnel ne sait pas mieux que les personnes ce qui leur convient ou ce dont elles sont capables. Il a également été souligné que l’aspect participatif et le renforcement de l’autonomie ne doivent pas devenir un prétexte (ex. penser que « Ils ne veulent pas participer, donc on ne fait rien puisqu’on est dans une démarche d’empowerment. »). Ainsi, les professionnels du Village impulsent via leur posture une dynamique participative. Ils vont régulièrement vers les habitants afin de les encourager à participer (aux activités, aux Conseils…), en veillant toutefois à ne pas leur mettre la pression au risque de les démobiliser.

Cette posture est toutefois délicate. Les publics en situation de grande marginalité n’ont plus l’habitude d’être acteurs dans des contextes institutionnels, de pouvoir participer aux prises de décision et à leur mise en œuvre. De ce fait, accorder « carte blanche » à ces publics ne leur permet pas nécessairement de faire germer des idées, d’agir et de prendre des décisions de façon autonome. Il est parfois nécessaire dans un premier temps d’être force de proposition et de montrer aux habitants ce qui peut être mis en place, afin qu’ils puissent visualiser concrètement ce qui est réalisable, et de susciter envie et motivation chez eux. Ceci a par exemple été le cas du mobilier en palettes : le premier meuble a été construit par les professionnels et les habitants constatant qu’il agrémentait l’espace collectif, ont désiré en construire d’autres. En amorçant de premières étapes, les professionnels cherchent à impulser la participation des publics. Les acteurs interrogés insistent sur la nécessité de placer le curseur entre « faire à la place de » et « faire avec », et de le déplacer progressivement vers plus d’autonomie.

La démarche participative est progressive et s’adapte au public, ses envies, ses possibles et sa temporalité. Il est peu probable que des personnes en situation de grande marginalité se portent spontanément volontaires et soient en capacité directe de participer à une démarche de co-construction.

La participation nécessite une prise de conscience et un apprentissage pour les habitants. Plusieurs mois ont pu être nécessaires pour certains afin de saisir l’intérêt et les objectifs de la démarche participative : qu’ils soient acteurs des décisions qui régissent le fonctionnement du Village, et donc de leur vie. Il n’est pas exclu que des habitants n’aient à l’heure actuelle pas encore réellement saisi ces enjeux et participent parce qu’ils ont le sentiment que c’est ce que l’on attend d’eux. L’apprentissage se fait également au niveau des modalités de participation au Village (ex. Conseils des Sages destinés à l’échange autour de sujets communs et de la vie collective et non la résolution de problématiques personnelles). Un accompagnement au renforcement des compétences permettant la participation est nécessaire (ex. prise de parole en public).

Périmètre de la participation

Au fil de la mise en œuvre du dispositif, il a été établi que les habitants ne pouvaient contribuer à la décision pour tous les aspects du fonctionnement du Village. Au-delà du cadre de base du Village − fondé sur trois piliers : respect des lieux, respect des personnes et respect de la loi −, un cadre participatif a ainsi été défini.

Notamment, il a été décidé que le recrutement resterait l’apanage des professionnels et de la direction. Les arguments justifiant ce choix sont d’une part que l’employeur a une responsabilité vis-à-vis de ses salariés et que, d’autre part, le recrutement par les habitants du Village pourrait induire un biais dans la relation entre habitants et professionnels. Un compromis a toutefois été trouvé. Les habitants ont la possibilité d’être brièvement présents durant une partie des entretiens de recrutement pour rencontrer les candidats, puis donner leur avis suite à ce premier contact. Cependant, ils ne participent pas au processus de recrutement, et il n’est pas garanti que leur avis soit systématiquement pris en compte.

De même, pour toutes les demandes pour lesquelles il pourrait y avoir des enjeux règlementaires et juridiques, l’aval de la direction reste nécessaire. Par exemple, l’achat d’une voiture partagée par l’ensemble des habitants a été refusé pour des questions d’assurance. Dans ce cadre, les décisions formulées par la direction peuvent faire débat au sein du projet. Par exemple, dans un souci de respect des normes de sécurité, il a été préféré que les habitants ne peignent pas les murs en hauteur (ex. inscription « Village sans prétention » au-dessus de l’entrée). En effet, cela pourrait être dangereux (risque de chute depuis l’échelle). Cette décision a pu toutefois apparaitre comme un contresens pour certains acteurs du projet, considérant ce public comme « débrouillard » et habitué au bricolage de fortune dans la rue ou les squats, tout comme elle a pu paraître incohérente avec les principes, notamment d’autonomisation, du Village. Pour d’autres, la décision reste malgré tout compréhensible, la responsabilité de l’association étant engagée.

Les professionnels et la direction sont également garants des valeurs et principes du Village. Or, certaines demandes des habitants peuvent parfois venir à l’encontre de ces valeurs : par exemple, le souhait d’installation de caméras de surveillance autour du Village. Cela induirait une ultra-surveillance permanente, qui n’est pas l’objet du dispositif. De même, il ne serait pas envisageable pour l’équipe de cesser de faire venir un partenaire au Village. En effet, les partenariats pour favoriser l’accès à la prévention et aux soins constituent un pilier du dispositif. Si des habitants exprimaient une insatisfaction vis-à-vis d’un partenaire, un remplacement par une autre structure serait envisagé, mais l’arrêt total de l’offre de soins et de réduction des risques et des dommages au Village apparait notamment exclu.

Les rouages de la participation au Village sans prétention

Freins et leviers à la participation

Au cœur des démarches participatives se trouve la question du temps (Jeunland et al., 2020) : temps pour créer un lien de confiance, temps pour imaginer et mettre en œuvre des stratégies participatives, temps pour accompagner les publics à leur rythme vers une participation croissante, temps à consacrer à la participation et non à d’autres missions (accompagnement individuel, éventuelles urgences à gérer, etc.)… Bien que bénéfique, la démarche participative est logistique et coûteuse. Ce temps nécessaire à la participation implique un soutien politique : au niveau national, régional… mais aussi au niveau organisationnel. Il implique également une adhésion et un investissement des professionnels dans la démarche participative.

Au niveau des financeurs

  • Soutien important de la DIHAL et la DIPLP :
    • d’un point de vue financier : le Village sans prétention est un dispositif conséquent et très coûteux (cas complexes, accompagnement pluridimensionnel, maintien du lieu : factures d’électricité…) et sans ce soutien financier, il n’aurait pu voir le jour. La dimension participative est incluse dans le financement, puisqu’elle est au cœur du dispositif.
    • dans le déploiement : mise en place de temps de réflexion et d’échanges de pratiques entre projets financés dans le cadre du même appel à manifestation d’intérêt. Les financeurs encouragent l’expérimentation. Ils accordent à la structure, à l’équipe le droit à l’erreur et de prendre du temps avec la possibilité de tester des stratégies, des activités et d’ajuster en conséquence.

  • Incertitude quant à la pérennisation du financement au bout des trois ans assurés dans le cadre de l’appel à manifestation d’intérêt : que vont devenir les habitants ? comment préparer leur sortie de façon positive dans un temps contraint, si le Village sans prétention doit fermer faute de financement ? quel sens aurait la participation tant pour les habitants que les professionnels s’il ne leur restait plus que quelques mois, voire semaines au Village ? Sur ce point, les financeurs semblent attentifs à l’évaluation réalisée, suggérant que si les résultats s’avèrent concluants, une poursuite du dispositif pourra être envisagée.

Au niveau de la structure

  • Le soutien de la hiérarchie et la sensibilisation des supérieurs à la participation et ses enjeux apparaissent importants pour assurer la continuité des orientations du dispositif. Des mouvements et périodes d’intérim peuvent freiner la prise de décision et ralentir le rythme du projet, notamment en cas de remise en question de certains principes ou fonctionnement du Village par les supérieurs successifs, liée à une absence d’adhésion ou à une méconnaissance de leur part. Ces changements ont toutefois pu apporter un regard nouveau et ouvrir à de nouvelles pistes de réflexion.
  • Assouplissement du cadre organisationnel : les lourdeurs administratives et décisionnelles ralentissent la mise en place d’activités ou événements au Village. Demander l’aval de la direction et remonter les échelons dans la hiérarchie pour cela (plus ou moins haut selon le périmètre de la question) nécessite du temps et freine la prise d’initiative par les professionnels et les habitants. Par exemple, plusieurs mois se sont écoulés entre la demande initiale de peindre le Village et sa mise en œuvre effective du fait de questions administratives (formalisation d’une fiche projet et d’un budget à faire valider…) et de sécurité (finalement, activité encadrée par un graffeur professionnel avec hauteur limitée sur l’échelle pour parer tout risque de chute). Ces contraintes peuvent décourager les habitants vis-à-vis de la participation. Il est toutefois impossible d’en faire complètement fi, l’association engageant sa responsabilité à l’égard des habitants comme de ses salariés en cas d’éventuel problème. Plusieurs pistes pourraient être considérées : d’une part assouplir les rapports hiérarchiques et accorder davantage de confiance à l’équipe de professionnels dans la planification et la mise en œuvre d’actions, et d’autre part rendre plus lisibles et compréhensibles, et donc acceptables, les contraintes incompressibles (juridiques…) auprès des habitants.
  • Difficulté d’essaimage de la participation au sein de l’association, dans d’autres projets ou services, voire la gouvernance, malgré une fierté vis-à-vis du Village sans prétention. Plusieurs facteurs explicatifs sont avancés :
    • Le Village est un dispositif expérimental, qui comprend une démarche participative et vise à faire bouger les lignes à ce sujet. Dans d’autres projets ou dispositifs, les professionnels n’ont pas nécessairement la même latitude, une obligation de résultat pouvant être attendue de la part de la direction ou des financeurs.
    • L’Ars est une association de grande taille scindée en plusieurs pôles (plus de 300 salariés), compliquant la diffusion et harmonisation des pratiques à l’échelle de la structure. Il est évoqué dans les entretiens qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas encore réellement de politique coordonnée quant à la participation au sein de l’association. Le déploiement de la participation serait-il plus pertinent dans une démarche ascendante (venant du terrain, se propageant entre services et remontant vers le niveau organisationnel) ou descendante (définie par la gouvernance et à décliner sur le terrain) ? Les deux cas de figure présentent des inconvénients : une impulsion par la direction pourrait être difficilement acceptée, investie et mise en œuvre par les professionnels. A l’inverse, il peut être difficile de faire remonter et valoir ce qui se passe dans chacun des dispositifs auprès de la direction (notamment du fait de la multitude de projets existants).

Au niveau des professionnels

  • La posture professionnelle perçue comme une stratégie participative à part entière : pour les acteurs interrogés, le premier frein à la participation serait l’attitude adoptée à l’égard des publics. Des rapports égalitaires entre professionnels et publics seraient le terreau de la participation. Au Village sans prétention, l’accent est mis sur l’horizontalité des relations. Les professionnels ne sont pas dans une posture supérieure de « sachant », ce qui peut impliquer un bouleversement des pratiques et usages traditionnels. Ils ne sont pas dans une logique d’injonction à l’insertion, mais dans une posture de soutien et d’accompagnement des personnes à leur rythme dans l’expression et la concrétisation de leurs envies et projets (qu’ils soient individuels ou collectifs) et le renforcement de leur empowerment.

  • Connaissances et compétences des professionnels : une formation aux principes et enjeux de la participation, l’empowerment… apparait indispensable pour repenser ses représentations, sa posture et ses fonctionnements professionnels, et ainsi s’inscrire dans une démarche participative (tant dans le cadre de l’accompagnement individuel que de la vie collective). Les compétences mobilisées pour la mise en œuvre de la participation au Village sont les suivantes : écoute, animation de groupe (répartir la parole, recentrer le débat…), médiation et gestion de conflits, reconnaissance des compétences des habitants, capacité d’adaptation, être force de proposition et autonome pour impulser une dynamique, des projets.
    • Les professionnels du Village ont bénéficié d’une formation de six jours menée par T. Besozzi, avant l’ouverture du dispositif. Celle-ci portait notamment sur la philosophie et les valeurs du Village, et comprenait un module sur la participation et l’empowerment (enjeux et objectifs de la participation, modalités…). L’animation de groupe a aussi été abordée, bien que peut-être trop succinctement et un peu tôt pour une réelle appropriation des outils, les professionnels n’étant pas encore familiarisés avec le public à ce moment-là. Une montée en compétence sur l’animation collective pourrait être à envisager.

  • Motivation et investissement des professionnels dans la démarche participative : la participation se construit de manière continuelle, et l’impulser demande du temps et des efforts. Par exemple, avant la tenue des Conseils des Sages, il est nécessaire dans la journée de rappeler aux habitants sa tenue le soir-même, de valoriser la présence de chacun, les encourager à participer… La mise en œuvre d’une démarche participative peut parfois s’avérer éprouvante pour les professionnels : flux tendu dans les services, tâches prioritaires à gérer, tensions entre habitants risquant d’être ravivées lors des Conseils ce qui en complique l’animation, éventuelle fatigue des habitants et professionnels en Conseils ceux-ci se déroulant en fin de journée et de semaine… Il a été constaté que les professionnels en fin de contrat peuvent être moins investis, contribuant à une baisse de la dynamique dans l’attente du renouvellement de l’équipe. La conviction et l’implication des professionnels permettent de lancer et faire vivre la dynamique participative au Village sans prétention.

  • Ressources humaines au niveau de l’équipe : des périodes de travail en sous-effectif peuvent survenir du fait d’une difficulté à remplacer les professionnels absents (en raison de congés, maladie, départ…). Dans ces périodes, les professionnels ont moins de temps à accorder à la démarche participative, du fait d’une charge de travail plus élevée pour assurer le fonctionnement du Village et pallier les absences.

  • L’idéal de participation à l’épreuve du terrain : la mise en œuvre de la démarche participative s’est vue confrontée à différents freins qui ont pu causer une désillusion chez certains professionnels. Les retours des acteurs interrogés montrent la nécessité pour les professionnels et institutionnels de se détacher d’une vision utopique et perfectionniste de la participation (en termes de modalités, de niveau de participation…). Il est important d’accepter que la participation attendue puisse ne pas être atteinte ou plus difficilement qu’espéré, du fait de la réalité du terrain (caractéristiques et rythme du public, cadre institutionnel…). De plus, cela souligne l’importance pour les professionnels de ne pas projeter et plaquer leurs attentes sur la vie des personnes (quant à la participation attendue, ou autre), puisqu’elles ne correspondent pas nécessairement à leurs envies ou possibles. Néanmoins, les acteurs du projet insistent également sur la nécessité de ne pas perdre de vue les idéaux théoriques, afin d’essayer de s’en rapprocher autant que possible dans la pratique.

  • Mise en place d’une démarche participative facilitée dans le cadre de nouveaux projets ou dispositifs : ajouter de la participation à l’existant pourrait se heurter à un cadre déjà formalisé, un fonctionnement établi, une routine professionnelle prégnante, et une résistance au changement.

  • Crainte de l’échec : les publics peuvent faire part d’envies qui ne paraissent parfois pas réalistes pour les professionnels. Il apparait important d’être vigilant à tout risque d’échec des démarches entreprises par les habitants − qui aurait des répercussions sur les personnes elles-mêmes (ex. diminution de l’estime de soi) et éventuellement sur les professionnels (ex. perte de crédibilité auprès des partenaires) −, tout en prenant en compte et en encourageant leurs potentialités. Comme le souligne T. Besozzi (docteur en sociologie, ex-chef de projet) : « On pourra lui dire : ‘’Écoutes, tu vois, si on veut réessayer dans quatre mois, peut-être qu’il faut que tu picoles moins.’’ Mais on ne peut pas lui dire d’entrée de jeu : ‘’Il faut que tu picoles moins pour aller bosser’’ ». Cela serait préjudiciable (pour l’habitant et sa relation avec les professionnels) et contradictoire avec la philosophie du Village.

La participation implique un rééquilibrage des pouvoirs. Pour que les habitants puissent réellement participer, cela suppose qu’ils disposent d’une marge de manœuvre sur les décisions et leur mise en œuvre. A quoi bon s’exprimer, s’investir, participer si cela n’a aucun impact concret sur le fonctionnement du Village, les activités mises en place, etc. ? Le pouvoir d’agir des habitants n’existe que si la direction et les professionnels délèguent de leur propre pouvoir. Les professionnels, s’ils ne disposent pas eux-mêmes d’une certaine marge de manœuvre dans la gestion du dispositif, peuvent freiner la cession de pouvoir aux habitants, sous peine d’avoir le sentiment d’être dépossédés et de ne plus avoir de maîtrise sur leurs conditions de travail.

Au niveau de la démarche participative et de ses modalités

  • Concrétisation des décisions prises collectivement, créant un cercle vertueux : plus les décisions collectives aboutissent à des activités divertissantes ou à un fonctionnement convenable du Village, avec un résultat satisfaisant (ex. un coin ‘salon’ agréable avec des canapés palettes), plus les habitants souhaitent participer et deviennent acteurs. De la même façon, faire soi-même et être fier du fruit de ses efforts incite à s’impliquer davantage dans d’autres projets. Il vaut veiller à ce que la participation ne soit pas uniquement de l’expression mais soit traduite en actes.
  • Formalisation de la démarche participative : sans aucune formalisation, la démarche participative ne survit que grâce à l’initiative des professionnels. Par exemple, il a été évoqué par les acteurs du projet qu’un guide d’animation des Conseils des Sages pourrait être créé pour acter les objectifs, les techniques d’animation (accompagner la prise de parole en public, recueillir le point de vue des habitants…) et prévenir des situations de simple descente d’informations par les professionnels (notamment nouveaux arrivants).
  • Gestion du budget disponible pour la mise en œuvre d’activités et événements proposés par les habitants : suite aux rénovations du hangar pour l’ouverture du Village et avec les coûts de fonctionnement, peu de budget reste à allouer aux activités. Les habitants ont eux-mêmes suggéré qu’être a minima informés sur le budget dont ils pourraient disposer, voire contribuer à la gestion de ce budget, les aiderait à formuler des propositions et prendre des décisions plus pertinentes. Cela éviterait déception, découragement et démobilisation suite aux réponses négatives de la part de l’équipe quant à des demandes irréalistes d’un point de vue budgétaire.
  • Adaptation des modalités de participation au public :
    • Dans une démarche de co-construction, des modes de fonctionnement normés (rétroplanning, fiche-projet, rôles dévolus à chacun…) risquent d’exclure d’office les publics, particulièrement dans les premiers temps de la démarche participative. Il faut parvenir à s’adapter au mode de fonctionnement, à la temporalité des personnes, et sortir du cadre de la conception de projet institutionnalisée.
    • Dans la mise en œuvre des activités :la participation de ce public se fait aussi dans l’instantanéité, pas uniquement de façon structurée et planifiée. Il ne s’agit pas de systématiquement fixer un « créneau de participation », avec une date et un horaire précis. L’équipe essaie dans la mesure du possible d’être en réactivité pour saisir chaque opportunité qui se présente (ex. si à un moment donné, trois habitants sont motivés pour construire un canapé en palettes).


Au niveau des habitants

  • Entente au Village : des tensions entre habitants ou avec des professionnels peuvent entraîner une baisse de fréquentation dans les Conseils ou activités collectives, afin d’éviter les uns et les autres, voire de la morosité si ces tensions s’installent.
  • Convivialité lors des temps collectifs : mettre à disposition de la nourriture (snacks, saucisson…) rend le moment plus agréable et incite les personnes à venir aux Conseils, aux activités collectives ou événements.
  • Public fixe : les habitants du Village sans prétention sont présents au quotidien sur du long terme. Dans des projets ou dispositifs avec un public qui n’est pas fixe (ex. en accueil de jour), les enjeux de participation et mobilisation seront différents.
  • Difficile projection dans l’avenir pour les habitants, freinant notamment les démarches de co-construction : à l’heure actuelle, les habitants s’impliquent plutôt dans la suggestion d’idées ou le jour-même des événements et activités collectives, et encore assez peu dans leur élaboration et planification. Cela s’explique par les spécificités de ce public (conduites addictives…) qui peut être versatile (ex. volontaire puis se désiste au dernier moment), axé sur le quotidien et l’immédiateté. La participation aux comités de pilotage ou aux Conseils peut également en être affectée.
  • Sens de la participation : quel est l’intérêt de la participation pour les habitants ? pourquoi sont-ils associés ? quelle plus-value pour eux ? Il apparait essentiel que les habitants trouvent du sens à la participation aux activités mises en œuvre (qu’il s’agisse d’ateliers, des Conseils, etc.), sous peine d’une faible motivation et implication. Par exemple, un essoufflement et une perte de sens se sont fait sentir au bout de quelques mois dans les Conseils des sages, passés le dynamisme initial et l’élaboration des principales règles de vie. Il a été décidé collectivement de réduire la fréquence des Conseils (initialement hebdomadaires), afin qu’ils soient suffisamment riches pour maintenir l’intérêt et l’implication des habitants.

Effets observés de la démarche participative

A l’heure actuelle, les éléments d’évaluation du projet ne sont pas disponibles. Les éléments issus des entretiens permettent de mettre à jour plusieurs effets observés de la démarche participative sur les habitants et les professionnels, ainsi que des effets supposés sur la réduction d’externalités négatives.

Bénéfices observés pour les habitants

« Moi des fois j’ai des paillettes dans les yeux avec ce projet-là, parce que… On a retourné totalement le mode de fonctionnement des centres d’hébergement traditionnels. Et on a des gens qui sont là depuis un an, qui ont jamais tenu plus de deux semaines ou deux mois dans les foyers. Et il y a des gens extérieurs qui les connaissent, parce que ça fait tous entre cinq et quinze ans qu’ils sont à la rue… Donc ils sont connus par les autres services. Il y en a des pros qui nous disent : « C’est incroyable, [Fabien]*, ça fait un an qu’il est chez vous… Comment ça se fait ? » […] Enfin moi j’ai eu des échos positifs de l’extérieur sur le fait de dire : « Bah c’est fou, ils sont encore là, ils s’y plaisent. » Donc c’est bien qu’il y a des choses qui marchent. »

*prénom modifié

Thibaut Besozzi, docteur en sociologie, chef du projet à son origine

Le Village sans prétention montre des résultats encourageants vis-à-vis de la stabilisation de ses habitants. Depuis son ouverture, un an plus tôt, seul un des douze habitants est parti. Cette stabilisation s’explique notamment par le faible niveau de contraintes imposées et la définition collective des règles de vie, principes directeurs du Village. Ceux-ci vont à l’opposé de ce que les habitants ont pu connaître dans des dispositifs classiques, dont ils étaient par conséquent exclus ou auxquels ils choisissaient de ne pas recourir, ne souhaitant et/ou ne parvenant pas à se plier à des règles trop strictes, qui ne leur convenaient pas et contraignaient leur libre-arbitre. Ainsi, le Village, avec sa démarche participative, permet d’extraire les habitants des « jeux de ballons » − expression d’une habitante rapportée par les professionnels, décrivant le fait d’être sans cesse transbahuté d’un foyer à l’autre, d’un dispositif à l’autre.

De plus, la démarche participative au Village contribuerait comme attendu à renforcer le bien-être des habitants et le développement d’un sentiment de chez-soi, le dispositif leur offrant un meilleur contrôle sur leurs conditions de vie et favorisant l’appropriation des espaces individuels et collectifs. Les professionnels perçoivent également une amélioration de l’estime de soi, souvent fortement altérée chez ce public du fait de la vie à la rue et des expériences vécues (en amont et durant la situation de rue). Ainsi, les différentes stratégies participatives mises en œuvre encouragent les habitants à s’essayer à de nouvelles expériences (ex. présenter un spectacle, faire du graffiti), à se sentir fiers de participer et du résultat auquel ils ont contribué, et à prendre conscience que malgré les doutes ou le manque de confiance en soi, ils ont bel et bien les capacités.

Outre la valorisation des personnes et de leurs compétences, l’ouverture vers l’extérieur et la mixité sociale semblent influer sur l’estime de soi. L’organisation d’événements tels que la fête de la Musique permettrait de renforcer le sentiment d’appartenance sociale et de normalité : habitants du Village et du quartier se mélangent, tout le monde s’amuse ensemble, les étiquettes stigmatisantes disparaissent.

La participation apparaît comme indissociable du Village, fondement de ce qu’il est aujourd’hui : les habitants ont fait part d’envies quant à l’évolution du Village, et les ont portées, avec l’aide de l’équipe de professionnels. C’est ainsi que les règles communes ont été élaborées, que les meubles palettes ont été construits, qu’une bibliothèque a été installée, de même qu’un punching-ball, que les graffitis ont été peints… Tout cela pour s’approprier, personnaliser le Village : tant les lieux que leur fonctionnement.

A l’heure actuelle, le développement d’un empowerment communautaire, c’est-à-dire que les habitants se fédèrent en un groupe social et défendent ensemble leurs propres intérêts collectifs, semble utopique. En effet, l’idéal de communauté formée par les habitants, imaginé par les professionnels ne s’est pas vérifié. Pourtant, l’existence de mouvements communautaires spontanés par ce même public marginalisé (ex. squats autogérés)[4] aurait pu présager un dynamisme similaire au Village. Cependant, ce constat n’est pas un échec, et pourrait même être en un sens considéré comme une réussite. Comme l’illustre T. Besozzi, tout le monde ne s’investit pas au sein de sa copropriété par exemple, et il est courant d’avoir une relation simplement cordiale avec ses voisins, sans partager son quotidien avec eux. Ainsi, au Village les personnes habitent individuellement (« Ils rentrent chez eux, ils ferment à clé, ils sont chez eux »), et non communautairement, et par là même, ont d’une certaine façon normalisé leur existence.

Enfin, les professionnels ont observé un meilleur accès aux droits et aux soins, d’une part grâce aux partenariats en place, mais également avec le développement de l’autonomie des habitants conduisant à une prise d’initiative individuelle. Par exemple, un habitant a décidé et entrepris de prendre un rendez-vous chez le médecin, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps. La vie au Village semble également avoir un effet positif quant aux consommations addictives, avec une réduction des consommations (ex. quantité d’héroïne consommée par jour divisée par 5), voire une entrée dans un traitement de substitution.

Bénéfices pour les professionnels

La démarche participative au Village est décrite comme redonnant du sens aux professionnels, à leur travail. Elle leur permet de renouer avec l’essence du travail social, et de « faire avec » la personne, en s’appuyant sur son vécu, ses compétences, ses attentes, ses potentialités. Le Village étant un dispositif expérimental, les professionnels disposent d’une plus grande marge de manœuvre pour mettre en place la participation telle qu’ils l’envisagent. Ainsi, les professionnels peuvent s’accorder le droit à l’erreur et du temps pour la participation, et peuvent se détacher de la contractualisation du travail social. Cela n’est pas nécessairement possible dans d’autres dispositifs, services ou structures.

Bénéfices pour la société

L’intérêt du dispositif se mesure également par les externalités négatives qui sont évitées du simple fait de la présence des habitants au Village. Habiter au Village permet de réduire les risques pour les personnes par rapport à une situation de rue (ex. santé mentale dégradée conduisant à une crise psychiatrique nécessitant un internement, blessure nécessitant d’aller aux urgences, vol ou trafic conduisant en prison qui offre un toit pendant l’hiver…). Or, « le prix de journée en prison il est plus cher qu’ici [au Village]. Donc ça coûte cher à la société, ça leur pourrit la vie parce qu’ils sont transbahutés partout. » (T. Besozzi). En conséquence, le Village engendre un moindre coût pour la société, avec un possible désengorgement des hôpitaux, des prisons… Les bénéfices du Village en termes d’externalités négatives évitées restent toutefois difficiles à évaluer.


[1] L’empowerment désigne le renforcement du pouvoir d’agir des individus, communautés et organisations, acquérant la maîtrise de leur vie et des questions qui les concernent, afin d’accroître l’équité et d’améliorer leur qualité de vie (Wallerstein, 2006).

[2] Pour poursuivre la réflexion sur les notions d’« habiter » et de « chez-soi » dans le travail social : Vassart, S. (2006). Habiter. Pensée plurielle, 2(12), 9-19.

[3] « L’autodétermination est la capacité à agir et à gouverner sa vie, à choisir et à prendre des décisions libres d’influences et d’interférences externes. » (Sands & Wehmeyer, 1996)

[4] Pour en savoir plus à ce sujet : Llobet Estany, M. (2010). Le squat : un espace de socialisation et une alternative à la stigmatisation de la précarité des jeunes. Sociétés et jeunesses en difficulté, hors-série.