Accompagner les jeunes en souffrance pris en charge en protection de l’enfance : l’Équipe mobile ressource EMR 60

Certains jeunes accueillis au sein des structures de la protection de l’enfance manifestent une grande souffrance et des comportements qui mettent à mal le travail des équipes éducatives et interrogent leur place au sein des établissements. Leurs évictions répétées renforcent leur difficulté à construire des liens et à se projeter dans l’avenir. Le Pôle éducatif Marcel Callo a mis sur pied une équipe mobile ressource, l’EMR 60, pour prévenir ces situations de rupture en accompagnant individuellement les enfants et adolescents concernés, et en soutenant les professionnels. Quelles approches permettent de construire une alliance avec chaque jeune pour apaiser ces situations ? Comment l’équipe mobile travaille-t-elle avec les éducateurs ? Découvrez les différents leviers mobilisés par l’EMR 60, et comment celle-ci tente de relever au quotidien le défi du partenariat intersectoriel.

31/01/2024

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Marseille Frédéric
Directeur Pôle éducatif Marcel Callo
frederic.marseille@apprentis-auteuil.org

Jacquet Pauline
Infirmière au sein de l’EMR 60 Pôle éducatif Marcel Callo
pauline.jacquet@apprentis-auteuil.org

Cette fiche de capitalisation a été produite dans le cadre d’un projet initié et financé par la Fondation de France et coordonné par la Société Française de Santé Publique.

Présentation de l’intervention

Le Pôle éducatif Marcel Callo – Apprentis d’Auteuil

Fondation catholique reconnue d’utilité publique, Apprentis d’Auteuil est présente dans les Hauts-de-France depuis près de soixante-dix ans. Elle développe des programmes d’accueil, d’éducation, de formation et d’insertion pour accompagner les jeunes et les familles en situation de fragilité. Situé dans le département de l’Oise, le Pôle éducatif Marcel Callo accueille des enfants, adolescents et jeunes adultes en difficulté sociale et familiale, dans le cadre de la protection de l’enfance. Au sein de six sites d’implantation, il rassemble :

  • trois Maisons d’enfants à caractère social (MECS) – dont une pouvant accueillir les fratries ;
  • trois Services d’accompagnement à l’autonomie (SAVA) pour les jeunes de 16 à 21 ans ;
  • un Dispositif d’accompagnement à domicile (DAAD) ;
  • un lieu d’écoute, de rencontre et d’accompagnement à destination des jeunes majeurs sortant d’une structure de protection de l’enfance depuis moins de trois ans (la Touline) ;
  • l’Équipe mobile ressource (EMR 60).

Quelles solutions pour soutenir les jeunes en grande souffrance et les équipes éducatives ?

La santé mentale des enfants pris en charge dans le cadre de la protection de l’enfance est un sujet de préoccupation important. La dépression, les tentatives de suicide, les troubles anxieux ou les troubles des conduites seraient par exemple deux à cinq fois plus élevés chez ces jeunes que dans la population générale. Les enfants porteurs de handicap seraient pour leur part sept fois plus nombreux.[1] Cette surreprésentation peut en partie être reliée à l’histoire et à l’environnement familial de ces jeunes, aux carences affectives et aux maltraitances vécues.2 Paradoxalement, ces jeunes bénéficient proportionnellement moins de soins psychiques et de prises en charge du handicap que les autres enfants et adolescents[2]. De plus, de nombreux jeunes se trouvent à la frontière entre différents champs d’intervention, sans diagnostic précisément établi.

Certains d’entre eux sont en grande souffrance, « multi-cabossés »[3] par un parcours jalonné de violences et de ruptures. Ils présentent souvent de grandes difficultés à exprimer leurs émotions et un « recours privilégié à l’agir »[4]. Ils semblent en résistance vis-à-vis de tout accompagnement éducatif, et du fait de comportements « explosifs », les équipes remettent parfois en question leur place au sein des établissements. Ces équipes, dont le contexte de travail est par ailleurs souvent difficile, peuvent en effet progressivement s’épuiser. Les professionnels des MECS, par exemple, ont des moyens et un taux d’encadrement bien inférieurs à ceux des structures du champ du handicap ou de la pédopsychiatrie. Ils ont très peu de possibilités d’extraire un jeune du groupe pour l’accompagner de manière individuelle. De plus, les équipes éducatives ne sont que très peu formées à la psychiatrie et au handicap.

Les professionnels se retrouvent face à une absence de solutions par rapport à ces situations complexes, et les troubles du lien chez ces enfants accueillis peuvent ainsi se trouver renforcés par des mesures le plus souvent uniquement éducatives (« exclusion et nouvelle rupture »).[4]

Certains jeunes sont à la limite de la psychiatrie, de la protection judiciaire de la jeunesse, du handicap… Ils ont besoin d’être protégés, et ils se retrouvent en maisons d’enfants. […] Ces jeunes ont beaucoup souffert, ils ont des fractures bien réelles. Ces jeunes-là finalement sont… très, très remuants dans les établissements, ils bousculent beaucoup les équipes et les groupes, et finissent par être renvoyés des MECS. Finalement, on est toujours dans une réactualisation de la rupture du lien. Ce qui fait qu’on n’a pas le lien d’attachement qui permet de se poser, de sécuriser quelque chose, et enfin de penser à un projet. Frédéric Marseille

L’émergence de l’équipe mobile ressource 60

Pour répondre à ces difficultés, le Pôle éducatif Marcel Callo souhaitait depuis plusieurs années mettre en place un dispositif de soutien des jeunes en souffrance et des équipes éducatives. Son directeur s’est ainsi saisi d’un appel à projets de la Fondation de France lancé en 2019 pour concrétiser le projet d’équipe mobile ressource de l’Oise (EMR 60).

Fig. 1 — Étapes de développement du projet d’équipe mobile ressource

Plusieurs objectifs à destination des jeunes et des professionnels de la protection de l’enfance

L’objectif général de l’EMR 60 est d’éviter les ruptures de parcours chez les enfants et adolescents de 4 à 18 ans pris en charge en protection de l’enfance. S’adressant à tous les établissements et familles d’accueil du département, cette équipe mobile ressource vise à :

  • accompagner individuellement les jeunes en situation de souffrance, dont les troubles du comportement et/ou de la personnalité fragilisent l’institution et interrogent leur place ;
  • Prévenir les crises et les situations de rupture ;
  • impliquer les jeunes concernés, les professionnels des structures et les familles dans la construction des modalités d’accompagnement ;
  • soutenir les équipes éducatives pour qu’elles puissent mieux accompagner ces jeunes au quotidien, et réduire les risques psychosociaux de l’exercice de leur profession face à ces situations complexes.

Comprendre le fonctionnement de l’EMR 60 en un regard

Fig. 2 — Synthèse du fonctionnement de l’EMR 60

* Les référents ASE accompagnent les jeunes et leur famille. Ils suivent le projet individuel de chaque jeune, en lien avec les équipes éducatives des structures d’accueil. 

Principaux éléments saillants

Le partenariat intersectoriel : un défi sans cesse renouvelé

Fig. 3 — Équipe et partenariats autour de l’EMR 60

L’enjeu du lien entre pédopsychiatrie et protection de l’enfance

De nombreux acteurs déplorent les difficultés de partenariat, voire le « clivage » existant entre les services de pédopsychiatrie et ceux de la protection de l’enfance. Les éducateurs regrettent notamment « le manque de communication avec les intersecteurs et expriment le sentiment de ne pas être entendus ou considérés par les médecins »[4]. De leur côté, les soignants considèrent que « la psychiatrie fait bien souvent office de soupape pour les autres institutions d’encadrement de la jeunesse confrontées à des adolescents qu’elles jugent “ingérables”»[5], dans un contexte de manque de moyens pour répondre aux besoins. Le Pôle éducatif Marcel Callo témoigne également des difficultés rencontrées sur le terrain pour concrétiser des projets communs. Un partenariat initial entre l’EMR 60 et une équipe mobile de pédopsychiatrie déjà existante sur le territoire n’a ainsi pas pu se prolonger. Les obstacles sont d’autant plus dommageables que la situation complexe des jeunes concernés par le projet nécessiterait justement un travail de collaboration resserré.

Construire et entretenir les partenariats autour de l’EMR 60 : de nombreux leviers mobilisés

Au-delà des enjeux avec la psychiatrie, le directeur du Pôle éducatif Marcel Callo regrette que les acteurs des différents secteurs fonctionnent « en silo ». Ce fonctionnement « peut avoir pour effet de fragmenter la réalité des jeunes et leur parcours de prise en charge »[6]. Pour faire évoluer cette situation et développer des liens de partenariat intersectoriel, les acteurs de l’EMR 60 s’appuient sur différents leviers :

  • Présence et investissement dans les réseaux partenariaux comme le schéma départemental pour la protection de l’enfance, mais aussi les Conseils locaux de santé mentale (CLSM) ou encore la « Communauté 360 » (réseau qui réunit les acteurs du médico-social et de la psychiatrie). Même si cet investissement demande du temps, ces instances offrent des occasions de rencontre et d’échanges formels et informels déterminants pour la construction de liens et de projets communs.
  • Plaidoyer : le porteur comme les professionnels de l’EMR 60 sont très engagés pour défendre l’intérêt des jeunes en difficulté et la continuité des parcours. Ils amènent les professionnels des différents secteurs à prendre conscience que ces enfants et adolescents concernent autant la protection de l’enfance que leur propre domaine d’action, et qu’il est essentiel de collaborer pour mieux les accompagner. Cela implique une capacité à aller à la rencontre des acteurs, sans craindre de répéter les mêmes arguments à différentes reprises.

Ces jeunes-là, ils nous concernent tous. Et puis, ce sont les futurs adultes du département. Donc si on s’en occupe bien aujourd’hui, c’est autant de choses de prises pour demain. […] Il faut avoir l’idée qu’on défend quelque chose d’important. – Frédéric Marseille
  • Communication régulière : depuis la mise en place de l’EMR 60, les professionnels se déplacent plusieurs fois par an dans les Maisons départementales de la solidarité (MDS) pour se présenter, communiquer sur les objectifs, le fonctionnement et les évolutions du dispositif.
  • Connaissance du territoire et ancrage local : le directeur du Pôle éducatif Marcel Callo est originaire du territoire et y exerce depuis près de quarante ans. Il possède donc une bonne connaissance des acteurs locaux, des dynamiques de réseau et de leur histoire. Par ailleurs, au fil des accompagnements réalisés impliquant de multiples acteurs, l’EMR 60 est de mieux en mieux identifiée par les établissements et les référents ASE, renforçant progressivement son ancrage dans le territoire.
  • Ancienneté du partenariat, notamment avec le Département de l’Oise, qui délègue les missions de protection de l’enfance au Pôle éducatif. La cheffe de projet ASE s’est tout de suite montrée très intéressée par l’approche de l’équipe mobile et il a rapidement été décidé que le Département jouerait un rôle de tiers entre l’EMR 60 et les équipes éducatives, notamment en validant en amont les accompagnements.

Partenariats opérationnels : les apports d’une équipe « interstitielle »

Chaque accompagnement étant individualisé et unique, de nouveaux partenariats sont noués par les professionnels de l’équipe mobile au fil du temps. Les dynamiques d’interconnaissance et de coordination entre partenaires sont toutefois très chronophages et reposent sur un engagement professionnel et personnel important.

Le partenariat opérationnel répond à un double enjeu :

1 – Construire une relation de collaboration et de confiance avec l’équipe éducative qui a sollicité l’accompagnement

Bien qu’elles aient fait appel à l’EMR 60, certaines équipes sont un peu réticentes au départ. Il s’agit en effet d’un changement important par rapport aux pratiques habituelles : l’objectif n’est plus de retirer le jeune de la structure, mais de travailler ensemble pour qu’il aille mieux et puisse y demeurer. Par son adaptabilité, sonapproche constructive et sa pluridisciplinarité, l’EMR 60 réussit le plus souvent à collaborer avec les équipes éducatives. Elle dialogue beaucoup avec ces équipes autour de l’accompagnement, mais aussi des réalités des autres professionnels qui entourent le jeune. Jouant un véritable rôle d’interface entre les acteurs de différents secteurs aux objectifs, enjeux, missions et approches différentes, les professionnels de l’EMR 60 tentent en effet de concilier les objectifs du jeune avec les attentes des différents acteurs concernés, en renforçant l’interconnaissance et la compréhension mutuelle.

On est une équipe interstitielle. On est entre chaque équipe, et on fonctionne de façon individualisée avec chaque jeune. On va être en soutien pour le jeune, pour l’équipe, pour la référente ASE, parfois même pour les acteurs du soin. […] Quand on se présente [aux partenaires], on le fait de manière très nature. On partage comment on perçoit les choses quand un enfant est en situation complexe. On travaille beaucoup avec notre empathie, notre adaptabilité… Je crois que l’EMR, si on n’est pas adaptable, ce n’est pas possible. – Pauline Jacquet

2 – Rechercher et collaborer avec les professionnels et/ou les structures adaptées à l’atteinte des objectifs spécifiques à chaque accompagnement

 Au-delà des équipes éducatives des établissements, de multiples partenariats sont construits en fonction de la situation de chaque jeune, du fait de la grande adaptabilité dans les accompagnements réalisés. Les jeunes sont parfois déjà pris en charge par plusieurs professionnels (CMP, orthophoniste, etc.) avec lesquels l’équipe doit se coordonner. L’EMR 60 effectue également un travail de recherche et de création de nouveaux liens : le réseau d’acteurs mobilisables sur le territoire s’étend ainsi progressivement. La figure suivante montre quelques exemples de ces liens.  

Fig. 4 — Exemples de partenariats opérationnels de l’EMR 60
Financement du projet

Le financement initial de la Fondation de France, obtenu en 2019, a permis au Pôle éducatif Marcel Callo de mettre l’équipe mobile sur pied. Le projet a également bénéficié d’un soutien de la Fondation Apprentis d’Auteuil. Le Département de l’Oise a ensuite rapidement accepté de financer la quasi-totalité du dispositif. Depuis 2023, l’Agence régionale de santé finance également le dispositif à même hauteur que le Département. Cela a permis de recruter un troisième professionnel au sein de l’équipe mobile.

* CMP : Centre médico-psychologique
** IME : Institut médico-éducatif       

Les stratégies mobilisées

1 – Accompagnement individuel et participatif

L’une des spécificités de l’EMR 60 est d’accompagner les jeunes eux-mêmes, et pas exclusivement les professionnels. Ainsi, elle n’apporte pas uniquement des conseils « théoriques » aux équipes, mais propose une analyse de la situation qui se base sur une connaissance concrète de chaque jeune accompagné. Cela renforce sa légitimité auprès des équipes éducatives.

Les rencontres avec l’EMR 60 ont lieu une à deux fois par semaine et permettent aux jeunes de bénéficier d’une écoute et d’une attention particulière. Souvent réalisés en dehors de leur structure, ces temps prennent la forme d’entretiens et d’activités culturelles, sportives, pédagogiques, axées sur le bien-être, etc. Ils constituent des moments privilégiés de ressourcement et d’apaisement. Les activités réalisées avec les professionnels de l’EMR 60 fournissent aux jeunes l’occasion de vivre l’expérience de liens positifs avec les adultes qui les accompagnent, au cours d’un temps « pour eux ». 

Quelles conditions pour une participation effective des jeunes en protection de l’enfance ? À partir d’une revue de la littérature9, E. Faisca montre que le niveau de participation des jeunes en protection de l’enfance aux décisions qui les concernent est faible. Elle identifie plusieurs éléments qui impactent le passage d’une participation de principe à une participation effective :

– Il est essentiel de transmettre aux jeunes les informations — sur leur propre parcours, mais aussi sur les processus d’intervention — et de s’assurer de leur compréhension.
– Les dimensions relationnelles sont prégnantes : « les enfants attendent des professionnels qu’ils fassent preuve d’écoute, d’empathie, de chaleur et d’honnêteté ». Il s’agit pour les professionnels de développer une « approche informelle, mais professionnelle ».
La participation est un processus dynamique et interactionnel, souvent affaibli par les logiques organisationnelles (multiplicité de référents, processus trop bureaucratiques, manque de temps des professionnels, etc.). De plus, les expériences de rupture vécues provoquent un affaiblissement de la participation.  

La participation des jeunes s’effectue sur la base du volontariat. L’équipe prend le temps nécessaire pour retravailler les objectifs de l’accompagnement et les pistes d’action avec lui, en prenant en compte ses appétences et centres d’intérêt. Développer cet espace de participation réelle des jeunes est essentiel pour l’équipe et nécessite des conditions particulières[7] (voir encadré ci-contre).

Souvent réalisés en dehors de la structure, ces moments offrent aussi une forme de répit pour l’équipe éducative dans des contextes de fortes tensions. Ils favorisent ainsi la décristallisation de situations complexes, souvent déjà bien installées lorsque l’EMR est sollicitée. L’équipe de la structure peut alors retravailler le positionnement du groupe en l’absence du jeune, puis en sa présence, à son retour.

2 – Rencontre authentique et alliance

Différents leviers sont mobilisés par l’équipe pour faciliter « la rencontre éducative et soignante » et « la création d’une alliance durable »[8], prémices à une participation effective :

  • Poser le cadre : celui-ci est clairement exposé au jeune dès le début de l’accompagnement. Il est informé qu’il a le droit de ressentir et d’exprimer ce qu’il souhaite, mais de manière respectueuse, sans violence physique ni verbale. Le respect de ce cadre est la condition qui permet une grande créativité dans les sujets abordés et les médiations mobilisées. Il permet aussi une sécurité suffisante pour surprendre les jeunes, en proposant des approches et un contexte d’accompagnement différents de ce qu’ils peuvent habituellement connaitre.
La confiance elle ne se donne pas comme ça quand on est adolescent… Et d’autant plus avec les enfants de l’ASE, je trouve. Donc, la confiance en l’adulte ça se travaille et ça demande des outils, du temps, de l’acceptation, de l’adaptation…  – Pauline Jacquet
  • Valoriser les compétences : s’intéresser au jeune en tant que sujet, et pas seulement « à ses symptômes, à son histoire judiciaire, à ses performances scolaires ou autres »[8], permet d’appréhender ce qu’il sait et apprécie de faire. Selon les professionnels de l’EMR, les adolescents rencontrés ne mettent souvent pas en avant leurs compétences et parfois « n’ont pas envie d’être vus sous un jour positif ». Les liens qui se tissent et l’intérêt réel de la part des professionnels rendent progressivement possible cette connaissance, qui permet de proposer les médiations les plus adaptées. 
  • Être vrai : « les adolescents repèrent très vite les postures trop peu incarnées, il s’agit d’être soi-même. »[8] L’infirmière de l’EMR 60 souligne l’importance d’être authentique dans sa relation avec chaque enfant accompagné, en donnant à voir qui l’on est non seulement en tant que professionnel, mais aussi en tant que personne. Cela favorise la construction d’un lien de confiance, mais a aussi fonction de modèle : en s’autorisant à être soi-même, on contribue à « autoriser l’enfant à être ce qu’il a envie d’être ».
On travaille avec ce qu’on est surtout. Oui, je suis infirmière. Mais en fait j’aime les randos, j’adore la nature. Donc mes outils, je vais les proposer autour de tout ça, de tout ce que j’aime, aussi. Et ça a aidé à créer des liens avec certains jeunes. Par exemple, il y avait un jeune qui adorait ça, on allait en pleine forêt ramasser des noix. Ça l’apaisait, et être avec quelqu’un qui était aussi avec ces appétences-là, c’était bien. Donc on utilise nos appétences respectives. – Pauline Jacquet
  • Gérer la distance : pour les jeunes accompagnés, la relation inter-individuelle peut être surinvestie. Dans de rares cas, certains enfants ont par exemple appelé les professionnelles « Maman ». Les phénomènes de transfert dans la relation éducative sont courants chez les jeunes en souffrance psychique. Le transfert peut se définir comme une « actualisation sur l’adulte, image parentale, d’éléments inconscients de son histoire ».[9] Dans ces situations, elles ont reposé le cadre et rappelé à l’enfant sa propre histoire familiale. Le travail d’équipe est aussi essentiel, afin de pouvoir passer le relais lorsque cela est nécessaire. Différents leviers sont mobilisés par l’équipe pour construire un lien solide, tout en se positionnant à une juste distance avec les jeunes. Ainsi, les premières rencontres ont toujours lieu avec l’équipe complète, sans système de « référence » avec un professionnel en particulier. L’objectif est que le lien se crée avec l’EMR 60 en tant qu’équipe, et que le jeune intègre que le cadre est le même avec tous ses membres. Par exemple, ceux-ci transmettent leur numéro de téléphone professionnel, en expliquant : « il y a des temps où je ne te répondrai pas, mais ne t’inquiètes pas je te répondrai au moment où j’aurai mon téléphone pro. » Cette juste distance est essentielle pour « résister aux attaques des liens »11, qui ne manquent pas de survenir avec des jeunes marqués par des parcours souvent chaotiques.

3 – Développement des compétences psychosociales

  • L’une des grandes stratégies mobilisées par les professionnels de l’équipe mobile est le renforcement des compétences psychosociales (CPS) des jeunes, qui sont une combinaison de compétences sociales, émotionnelles et cognitives. Le développement des CPS permet notamment d’accroître leur pouvoir d’agir, de réguler leurs émotions, de s’approprier leur histoire et d’étayer leur capacité à se projeter, à faire des choix et à s’inscrire dans des relations constructives. Ces dimensions sont travaillées en individuel, mais ont aussi pour objectif une évolution dans leurs relations aux autres et au collectif. Le renforcement des CPS permet en effet une évolution de son rapport à soi, aux autres et à son environnement.[10]

Des compétences travaillées et des outils adaptés à chaque jeune accompagné

Pour développer les CPS, « partir des ressources que chacun porte en soi est un élément clé […] car cela renforce le sentiment d’efficacité et permet de développer de nouvelles habiletés relationnelles. »[11] De plus, les approches « positives et expérientielles » sont reconnues comme facteurs de réussite des interventions sur les CPS [11]. En fonction des objectifs et appétences des jeunes accompagnés, une grande variété de médiations et d’outils sont ainsi mobilisés (et souvent construits) par l’équipe mobile ressource. La figure suivante en donne quelques exemples concrets.

Fig. 6 — Exemples de compétences travaillées et d’outils mobilisés par l’EMR 60

Le travail sur les émotions : une dimension transversale à tous les accompagnements

Si chaque prise en charge est unique, le travail sur les émotions est toujours présent. La régulation émotionnelle est essentielle à la construction de l’identité à l’adolescence. Or, les jeunes accueillis dans les structures de la protection de l’enfance présentent fréquemment des profils « alexithymiques »[4] (trouble dans l’identification, la différentiation et l’expression verbale des émotions).  L’EMR 60 travaille ainsi différentes dimensions des compétences émotionnelles, de manière progressive :

  • la compréhension des émotions et du stress,
  • leur identification (chez soi et chez autrui),
  • leur expression,
  • leur régulation.
On travaille les émotions avec tous. Les émotions, c’est quelque chose de très compliqué pour eux. On les amène à dissocier comment ils réagissent quand ils sont en colère, comment ils réagissent quand ils sont tristes, quelles sont les différences. On utilise plein d’outils comme la fleur des émotions, les activités manuelles, les marches dans la nature… À travers tout cela on l’aide à trouver ses moyens d’apaisement. C’est lui qui les trouve, ses moyens d’apaisement.   – Pauline Jacquet

De nombreux outils sont coconstruits avec les jeunes pour travailler ces dimensions. Ils les conservent à la fin de l’accompagnement : ces objets font ainsi « trace », permettant de garder le souvenir de l’expérience positive vécue et de faciliter sa transposition dans d’autres contextes. Les temps d’accompagnement constituent par ailleurs des temps de régulation des émotions en tant que tels, en favorisant l’apaisement, le bien-être et le partage.

Permettre aux jeunes de se réapproprier leur histoire et de se projeter dans le temps

L’accompagnement par l’EMR 60 est aussi ponctué d’étapes et d’objets qui structurent sa temporalité et permettent aux jeunes de mieux se l’approprier. Dès la première rencontre, un carnet est offert au jeune, comme un don permettant de symboliser le lien qui commence à se créer. Il peut se l’approprier comme il le souhaite, en y notant ses souvenirs des activités réalisées, ses souhaits, ou encore ses prochains rendez-vous. Il peut aussi s’en servir pour exprimer des émotions : « On lui dit que c’est à lui, qu’il en fait ce qu’il en veut. […] Par exemple, si t’es vénère, tu peux prendre un feutre et gribouiller ! »

Au cours de la prise en charge, différents outils construits avec les jeunes leur permettent de mieux se repérer dans le temps (frise temporelle, horloges personnalisées, etc.). En facilitant l’anticipation et la planification, ils contribuent à renforcer leur sentiment de sécurité et leur capacité de prise de décision.

L’infirmière de l’équipe mobile prend de nombreuses photos à chaque étape de la prise en charge. À la fin, elle les rassemble et offre l’album au jeune. Celui-ci choisit aussi la dernière sortie (escalade, atelier cuisine, restaurant, etc.). Puis, dans les semaines suivantes, l’infirmière envoie un courrier manuscrit au jeune, pour retracer les étapes de l’accompagnement et les évolutions observées, en y ajoutant une image ou un texte personnalisé. Une enveloppe timbrée est ajoutée dans le courrier pour lui permettre de répondre et de donner des nouvelles par la suite, même si dans les faits cette modalité est peu utilisée par les jeunes.

Pour les professionnels de l’EMR 60, « savoir se dire au revoir, c’est important »

L’intervention de l’EMR 60 est limitée dans le temps, c’est une étape dans le parcours du jeune. Les marqueurs temporels et les traces de l’accompagnement sont donc essentiels : ils évitent que la séparation avec l’équipe ne soit vécue comme une énième rupture du lien.  Pendant l’accompagnement, les étapes de son parcours et son histoire familiale sont également abordées, contribuant à la construction de son identité. En effet, le « sujet disparait souvent sous le dossier qui n’en est pas vraiment celui de son histoire personnelle et familiale, mais le catalogue des traumatismes et des préjudices qu’il a subis. »12 Les jeunes qui sortent des structures de protection de l’enfance sont en effet confrontés à un passage à l’âge adulte accéléré et brutal. Il est dès lors primordial que chacun d’eux « puisse comprendre son histoire familiale et appréhender les liens qu’il a construits durant l’accueil, pour parvenir à se réapproprier sa propre biographie. »13  

4 – Soutien des professionnels

Accompagner aussi l’équipe éducative

Complémentaire au travail mené auprès des jeunes, le soutien des équipes éducatives des structures repose sur différents leviers :

  • Une « mise à distance » temporaire, offerte par la prise en charge du jeune en individuel (comme évoqué plus haut). Lorsque l’équipe fait appel à l’EMR, les difficultés sont souvent bien installées et la contenance des éducateurs déjà éprouvée[18] ; ces temps sont donc particulièrement salutaires pour ensuite pouvoir reconstruire des modalités relationnelles différentes.
  • Un étayage sur la lecture de la situation, sur les troubles psychiques et sur les interventions possibles. Les professionnels de l’équipe mobile ressource ne se positionnent toutefois jamais comme « donneurs de leçons ni comme magiciens ». Le fait que l’EMR 60 soit pluriprofessionnelle et émane du Pôle éducatif et pas du secteur psychiatrique est à ce titre facilitant, les professionnels se présentant d’ailleurs comme des « collègues ».
  • Une réflexion commune entre équipe éducative, EMR 60 et référent ASE sur chaque situation. Au-delà des synthèses et comptes rendus écrits, des rencontres régulières sont mises en place pour coconstruire et réajuster les objectifs et pistes d’intervention au cours de l’accompagnement, en remettant toujours le jeune au centre. Ces temps peuvent ainsi permettre aux éducateurs de se « replacer dans leur rôle de tuteur, de détenteur de l’histoire du jeune et responsable de sa santé »4.
  • Une explicitation régulière des rôles de chacun et du « qui fait quoi » est à ce titre essentielle, du fait notamment de la place « frontière » qu’occupe toute équipe mobile. En effet, les « efforts pour établir un lien de partenariat sont permanents pour éviter les effets d’empiètement […] La collaboration, où chaque acteur, depuis sa place différenciée, maintient son rôle dans la partition est un challenge. »4
Transformer les environnements

Dans les faits, l’investissement des équipes éducatives varie selon les structures. Il est pourtant crucial pour que les actions mises en place avec l’EMR 60 se poursuivent dans le quotidien du jeune, même après la fin de l’accompagnement. Une frise du temps, par exemple, n’a de sens que si les éducateurs la mobilisent au quotidien. L’étayage de l’équipe a ainsi pour rôle de contribuer à ce que l’environnement de vie du jeune soit soutenant pour les évolutions qu’il opère au cours de sa prise en charge, même si l’EMR 60 n’a que peu de leviers pour agir à ce niveau. Un « environnement éducatif soutenant » est en effet un des leviers d’efficacité des interventions sur les compétences psychosociales[10]. La collaboration entre l’équipe et l’EMR favorise ainsi les bénéfices de l’accompagnement, et on peut penser que l’observation par les jeunes d’un lien positif entre les différents professionnels qui interviennent auprès de lui peut aussi avoir valeur de modèle.

Changer les regards

« Difficiles », « incasables » ou même « patates chaudes », voici comment sont souvent qualifiés les jeunes en échec de placement. L’une des motivations qui animent l’EMR 60 est de faire évoluer les représentations autour de ces enfants et adolescents.

Au fil des accompagnements, l’équipe mobile contribue à transformer le regard des professionnels à travers plusieurs leviers : lors des réunions, elle les amène à découvrir une autre lecture de la situation et une autre approche. Elle rappelle toujours que ces jeunes ont leur place (au sein de leur structure, mais aussi de la société), et qu’ils peuvent évoluer. Les professionnels sont eux-mêmes attentifs au vocabulaire qu’ils utilisent pour qualifier les jeunes. Par ailleurs, les équipes éducatives observent par elles-mêmes les évolutions progressives des jeunes au sein de leur structure au fil de l’accompagnement : ils voient souvent concrètement le jeune sous un autre jour.

Il faut changer cette culture, cette mentalité. C’est le début de la stigmatisation, c’est le début de la discrimination. Et ça marche comme ça dans notre société, malheureusement. Ces jeunes ont leur place, il y a certes des difficultés mais on va les affronter avec eux, on va essayer de cheminer ensemble autour de ça. – Frédéric Marseille

Principaux enseignements

Résultats observés

Un besoin de recul pour analyser les effets produits

L’équipe mobile ressource est encore récente, et a vu son activité stoppée peu de temps après son démarrage du fait de la crise sanitaire liée au covid-19. De plus, elle a connu un turn-over important des professionnels et l’infirmière qui y exerce actuellement s’est trouvée à plusieurs reprises sans binôme ces derniers mois. Selon l’équipe, il est donc trop tôt pour tirer un bilan complet des effets des accompagnements. L’évaluation s’avère de plus complexe : chaque accompagnement répond à des objectifs et à une situation bien différents, et les évolutions des jeunes s’observent au fil du temps et sont toujours multifactorielles. L’EMR 60 souhaite toutefois renforcer la précision de son évaluation dans le futur, en mobilisant notamment les compétences de ses partenaires du champ médico-social.

Des retours positifs de la part des jeunes et des partenaires

Si les jeunes maintiennent peu de lien avec l’EMR 60 après la fin de l’accompagnement, les équipes des structures d’accueil se font souvent le relais des évolutions qu’ils observent et de la satisfaction des jeunes. Certains expriment par exemple qu’ils ont apprécié ces temps. Les équipes éducatives notent que les jeunes sont plus apaisés, expriment leurs émotions de manière plus adaptée, et que leur place dans le groupe se reconfigure. De nombreuses actions mises en place au cours de l’intervention perdurent dans le temps, d’autant plus lorsque ces équipes sont impliquées. Par exemple, certains jeunes que les professionnels ont amenés vers un psychologue continuent à le consulter. Lorsque plusieurs enfants ou adolescents ont été accompagnés au sein d’un même établissement, comme c’est le cas avec certaines MECS, le lien de partenariat devient de plus en plus solide.

Les référents ASE du territoire connaissent aussi de mieux en mieux l’EMR 60 et contribuent à la communication autour des accompagnements qu’elle propose. Aujourd’hui, l’équipe est ainsi bien implantée et connue par les structures de protection de l’enfance du territoire.

Une contribution au besoin fondamental de sécurité

 Le besoin de sécurité est un « méta-besoin » reconnu comme fondamental chez les enfants en protection de l’enfance.[1] La non-réponse à ce besoin et les adversités vécues au cours de l’enfance ont un impact négatif important sur leur santé à l’âge adulte.20 Il est donc essentiel d’agir pour que les jeunes soient accueillis dans des structures qui prennent en compte ce besoin, mais aussi plus globalement leur qualité de vie. En permettant aux jeunes en souffrance de demeurer dans leur établissement et de retrouver une place au sein du groupe, ainsi que par l’étayage qu’elle apporte aux équipes, l’EMR 60 contribue à répondre à ce besoin de sécurité. « La mise en place d’interventions construites, afin de tenter d’enrayer les conséquences psychosociales négatives et de répondre [aux] besoins de soutien [des jeunes] » constitue en effet « la condition sine qua non pour que la prise en charge proposée par les services de protection de l’enfance puisse participer au renforcement de sa résilience et améliorer ses chances pour l’avenir. »[14]

Freins et leviers

Fig. 7 — Synthèse des principaux leviers, freins et points de vigilance du projet EMR 60

Perspectives

  • Renforcement de l’équipe : recruter de nouveaux professionnels nécessiterait des financements complémentaires mais permettrait de répondre encore davantage aux besoins et de mieux prendre en compte le temps de coordination nécessaire à son fonctionnement et au développement de nouveaux partenariats.
  • Mise en place d’un lieu de répit : en partenariat avec la Sauvegarde de l’Enfance à l’Adulte de l’Oise, un projet de structure de répit est envisagé. Ce lieu constituerait une alternative à l’hospitalisation, destinée aux jeunes qui traversent une crise importante. Ils y seraient accueillis quelques jours le temps de s’apaiser, puis seraient réintégrés au sein de leur établissement en étant accompagnés par l’EMR 60.

[1] Martin-Blachais M-P. Démarche de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. Rapport remis à Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes. 2017, 129 p.

[2] Hammoud M, Prudhomme J, Jego M. L’état de santé psychique et le handicap des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance des Bouches-du-Rhône. Santé Publique2018;30(3):349-359

[3] Bronsard G, Amiel M. Devant les pénibles défaillances autour des enfants placés, la grande alliance entre pédopsychiatrie et l’Aide Sociale à l’Enfance est nécessaire. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence. 2020;68(2):63-64

[4] Chandellier L. Naissance et premiers pas d’une équipe mobile de pédopsychiatrie pour les mineurs confiés à l’Aide sociale à l’enfance. Enfances & Psy.2013;3(60):127-136

[5] Coutant I. Les troubles du comportement à l’adolescence relèvent-ils de la psychiatrie ? Incertitudes et dilemmes. French Journal of Psychiatry. 2019;1(Suppl.2):S1-S2

[6] Touati N, Marion E. Jeunes, situations de vulnérabilité et problématiques complexes : du développement aux effets des partenariats et collaborations intersectorielles. 2022;17. [En ligne]

[7] Faisca E. La participation de l’enfant en protection de l’enfance : Enjeux, conditions et obstacles. Enfances Familles Générations. 2021;37. [En ligne]

[8] Maccotta J-C, Journeau-Abderrahim G, Soulé F. Comment rencontrer un adolescent en souffrance psychique ? « Je ne suis pas fou, arrêtez de me prendre la tête avec vos histoires de psy… ». L’information psychiatrique. 2023;99(5):299-303

[9] Cartry J. Parole d’éduc. EMPAN. 2010;4(80):126-132 

[10] Santé publique France. Les compétences psychosociales : un référentiel pour un déploiement auprès des enfants et des jeunes. Synthèse de l’état des connaissances scientifiques et théoriques réalisé en 2021. Saint-Maurice : Santé publique France, 2022. 37 p. [En ligne]

[11] Instance régionale d’éducation et de promotion de la santé (IREPS) Auvergne-Rhône-Alpes. Animer à partir des ressources de chacun. Site Savoirs d’intervention- Espace thématique Compétences psychosociales. [En ligne]

[12] Bourcier G, Baudelaire K, Lacaze-Morais B. À propos de l’accueil des adolescents difficiles en institution à caractère social. Le sujet et le groupe. Perspectives Psy. 2015;54(2):187-193 

[13] Oui A. Le soutien aux jeunes sortant du système de protection de l’enfance : entre droit commun et prise en compte des besoins particuliers. Journal du Droit des Jeunes. 2014;3(333):18-23

[14] Toussaint E, Florin A, Schneider B. La qualité de vie des enfants accueillis en protection de l’enfance. Enfance. 2017;1(1):123-141